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31 mai 2018

L'ART DE LA SOUS TRAITANCE : ETOUFFER SANS TUER

Vues de la rue de chauffe, loin du pilotage là haut

Pour les IA, les questions de sous-traitance sont plutôt regardées par le haut : assurer la survie d’un réseau d’entreprises sensibles, choisir la meilleure offre, maîtriser la qualité des sous-traitants, assurer le respect des interfaces.

La rue de chauffe, en propulsion navale ancienne, aligne les gueules brûlantes qui chauffent les tuyauteries de vapeur, selon les ordres de la passerelle. Voici quelques réflexions entendues chez ceux qui travaillent dans le vacarme et à 50°C.

Comment commencer, Pourquoi sous-traiter ?

Les grands ont tous la même ambition : être ou devenir leader de leur secteur, ou au moins dans la partie accessible ; pour cela, il leur faut une présence mondiale, une position de premier rang dans des technologies clés, un modèle d’approvisionnement et de production robuste à l’échelle du monde. Sous-traiter apporte des coûts inférieurs (par optimisation horizontale) et, espère-t-on, des ennuis en moins.

La sous-traitance est très exposée à la concurrence. Les sous-traitants veulent être présents, et éviter les diktats techniquement incohérents. Pour commencer, ils proposent leur savoir faire, et pas leurs produits, puisqu’ils ne sont pas encore dans la boucle. Ensuite ils veulent participer à une optimisation d’ensemble.

En participant à la R&D ils ont plus de chances d’être présents en production

Quelles interfaces : les miennes ou les tiennes ?


La vraie vie c’est la souplesse : inutile de rêver, il est impossible de tout définir ex ante. Pratiquement, une certaine dose d’informel et donc de régularisation – quels mots horribles dans les marchés publics ! – est nécessaire. En ce sens, une sous-traitance avec un seul aller-retour (je spécifie, tu réalises) est vouée à l’échec.

On oscille donc entre deux risques : l’arrangement (un responsable de production "très compétent", avec le risque qu’à son départ plus personne ne sache reprendre la main) et le recours aveugle à l’informatique (en oubliant la nécessaire réadaptation permanente, avec de bons interlocuteurs parfois absents).

Dans les deux cas, une bonne traçabilité est le seul outil contre la mauvaise foi : tout couvrir, y compris le prévisionnel... et le calendrier des promesses.

Les problèmes : que veut le sous-traitant ?


Le nerf de la guerre c’est l’adaptation capacité / charge, donc une bonne visibilité. Qu’il soit sous la menace d’une éventuelle commande avec un faible préavis ou du report répété d’un lot supplémentaire qui n’arrive pas, le sous-traitant, plus spécialisé et moins souple, ne peut pas optimiser.1

Le second objectif des sous-traitants est la montée dans la chaîne de valeur : d’une part pour être plus flexible sur le plan de charge, d’autre part pour imposer autant que faire se peut ses propres lignes de produit au lieu de se contorsionner pour se conformer chaque fois à des demandes d’en haut, avec peu de chances de pouvoir réutiliser l’investissement.

C’est d’autant plus vrai que les investisseurs demandent parfois que les interfaces soient définies dès la phase de R&D ! Là encore, si on a participé à la R&D, on a plus de chances d’être présent sur la production.

Le jeu des maîtres d’œuvre est évidemment de limiter cette montée des sous-traitants dans la chaîne de valeur, sans toutefois se priver des relations de confiance lentement construites : étouffer sans tuer. Assez naturellement, les petits sous-traitants, en face de donneurs d’ordre de plus en plus gros, se plaignent de ne pas avoir de lien avec le niveau N+2 ou N+3.

On est loin du choix simple de l’époque où l’intégration verticale était à la mode : eat it or kill it. Cette devise ne vaut plus que pour la R&D dans des secteurs estimés stratégiques.

La sous-traitance est sans avenir


On le voit, la sous-traitance exige une grande proximité et une chaîne d’approvisionnement (supply chain) bien maîtrisée : sinon on doit chez le sous-traitant comme chez le maître d’œuvre inventer des processus ad hoc qui sont lents et coûtent cher. C’est pourquoi en aéronautique malgré des coûts de main d’œuvre inférieurs Espagnols et Portugais sont souvent plus chers qu’en France.

A contrario les grands systémiers qui ont établi des procédures précises peuvent se sentir petits vis-à-vis de partenaires dont ils sont les obligés !

Cercle vicieux et cartons rouges


En haut, la grande menace est le cercle vicieux de la performance. Un pilotage (technique, calendaire, managérial) soigné aboutit à une définition très précise de ce qu’il faut fournir ; puisque c’est très précis, ça peut faire l’objet d’un contrat ; puisque c’est contractuel, c’est devenu une obligation ; et puisque c’est figé, ça empêche le pilotage, donc la performance. Le partenariat est inévitable, la sous-traitance stricte est sans avenir.

En bas, la principale menace est l’incertitude : sur la date de lancement et les quantités, sur le moyen terme, et donc sur l’impossibilité de tenir un plan de charge et de tendre vers une ligne de produits propre, bref la menace d’être simple sous-traitant plutôt que partenaire.

Au milieu, des arguments douteux : l’emploi (à coût global donné la sous-traitance en France occupe un peu plus d’emplois qu’une fabrication interne, puisque les sous-traitants payent moins bien) ; les filières industrielles (on notera que la filière électronique n’est pas encore créée) ; les offsets (en oubliant que ce qui compte d’abord est le mode de recensement).

Cartons rouges (tous ces cas sont réels)


Interdire à deux sous-traitants en interface étroite d’échanger des données et définir les spécifications précises par le haut.

Considérer qu’un équipement critique d’un programme sensible n’est plus un problème dès lors qu’il est sous-traité à forfait.

Mener une politique de chaise vide vis-à-vis d’un sous-traitant, en le renvoyant au contrat, pendant que le chef de projet ne connaît de la réalité que ce qu’on lui raconte.

Se limiter à vérifier que les PME ne soient pas étranglées financièrement, sans leur donner transparence sur l’ensemble et visibilité sur le long terme.

Définir a priori le coût des parties sous-traitées
Omettre d’envisager les obstacles stratégiques comme les règles ITAR.

Sous-traiter massivement et loin une fabrication obtenue au nom de la défense d’une filière dans un bassin d’emploi.

Dans un calcul financier absurde, choisir de réaliser en interne sous le seul argument de coefficients établis a priori pour simplifier les comptes des grands groupes – voire de l’Etat.

 

Quelques niveaux d’intégration (dans tous les cas il faut une locomotive !)


JV (joint venture) : association purement capitalistique, dont le fonctionnement courant échappe aux partenaires.

L’avantage : la protection de parts de marché, la fiscalité internationale.

Co-traitance : les entreprises mutualisent leurs moyens. En pratique, dans les marchés de défense, une partie de la maîtrise d’œuvre revient à l’Etat, et le coefficient de surcoût est inférieur à celui de la sous-traitance. La responsabilité est plus souvent conjointe que solidaire.

Les tentations : le prêt de main d’œuvre, et le rejet de responsabilité sur l’Etat.

GIE (groupement d’intérêt économique) : chaque membre est responsable de l’ensemble. Dans la pratique le GIE sous-traite, en commençant par les membres.

La difficulté : trouver le bon équilibre, ni une véritable entreprise, ni un pilotage par les sociétés membres.

L’avantage : souplesse et facilité de création.

Le GEIE (groupement européen d’intérêt économique) : transnational, est limité à 500 personnes.

GME (groupement momentané d’entreprises) : réunion d’entreprises, sans création de personnalité morale, pour faire une offre commerciale. Un mandataire plus ou moins large est désigné. La suite logique est une co-traitance.

Sous-traitance : déclaration et acceptation obligatoire dans les marchés publics, et paiement direct pour les marchés de defense des sous-traitants à plus de 10%.

Le risque : imposer au sous-traitant des tâches qui ne sont pas dans son domaine de compétence.


Externalisation : sous-traitance sur le long terme, pour des métiers que le maître d’oeuvre ne souhaite pas maîtriser.

La tentation : y cacher des conditions sociales discutables.

Sous-traitance indirecte (de deuxième rang) : déclaration et acceptation obligatoire dans les marchés publics.


La tentation : en feindre d’en ignorer l’existence.


Achat : les équipements ne sont pas spécifiquement conçus pour le maîttre d’œuvre.

rectitude morale : la qualité des relations et la reconnaissance.

 

 

Eh bien oui, ce n’est pas simple.

L’hélice du PACdG, l’échec du tir M51, le retard du drone Harfang, du BPC Mistral ou du missile Meteor, les avatars de l’A400M... sont des effets de sous-traitants, mais pas leur seule responsabilité. Ils sont plutôt les effets de relations discutables. Si je ne craignais pas les sarcasmes, je dirais "commençons par suivre l’ISO 9001" tout en sachant très bien que cette norme n’a jamais été un rempart contre la bêtise...

Arrêtons de croire qu’un projet et même une fabrication peuvent être définis.

Comprenons nos partenaires.

 


 

1 Comme l’a rappelé le DGA, il y a "multitude de sous-traitants étroitement surveillés, répertoriés et suivis. Le rôle de la DGA est de vérifier que les maîtres d’œuvre n’imposent pas à ces PME des contrats qui les étrangleraient, notamment financièrement. Mais là n’est pas le danger le plus grand : Nous donnons aux maîtres d’œuvre une visibilité à l’horizon 2030 et au-delà ; nous voulons qu’ils procèdent de la même manière, dans une parfaite transparence, avec les entreprises sous-traitantes".

2 Réciproquement vue de l’étranger la France avec sa capacité d’innovation et ses infrastructures serait bien placée, s’il n’y avait la lourdeur de la fiscalité, du droit du travail et des procédures administratives.

Auteur

Denis Plane, a commencé sa carrière sous le signe du naval à Toulon puis au STCAN. Passant par les missiles, le service technique des systèmes navals puis le service technique des technologies communes, il dirige la direction des programmes de la DGA jusqu’en 2003. Voir les 29 autres publications de l'auteur
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