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31 mai 2018

LORSQUE LES NEURONES N'ONT PLUS DE SENS

La question du sens travaille l’homme moderne, en témoignent toutes les nouvelles maladies professionnelles. Comme si nous étions malades du manque de sens. Et si notre conception anthropologique était en cause ? La vision de l’homme d’aujourd’hui, neuronal, trans-humaniste ou spéciste laisse-t-elle encore de la place au silence, pour accueillir nos aspirations profondes, et à la confiance, pour y croire ?


En réfléchissant à notre thème, la place de l’humain s’est naturellement imposée, car on produit pour répondre à des besoins de l’humanité qui peuvent s’appeler alimentation, sécurité, habitat, transport, santé, éducation, loisir... Produire implique également l’intelligence et la force humaine pour concevoir et réaliser chaque produit, même si ces tâches ont été de plus en plus facilitées par les révolutions industrielles successives : mise en œuvre des ressources naturelles, utilisation de l’énergie industrielle, civilisation de l’information. Cependant, plusieurs phénomènes peuvent nous inquiéter dans le domaine. D’abord, l’apparition de nouvelles maladies professionnelles : dépression, burn out décliné depuis peu en bore out et maintenant brown out ; dénonciation, lancement d’alertes que l’on peut associer au développement de postures victimaires (ou sauveteuses ou oppressives, ce qui revient au même dans le triangle de Karpman) ; enfin, difficulté d’impliquer les nouvelles générations dans l’entreprise... Tout se passe comme si l’on ne savait plus répondre à ces questions pourtant simples : « Pour qui je produirais ? Pourquoi je produirais ? Quel sens dans mon activité ? »

« Pour qui je produirais ? Pourquoi je produirais ? Quel sens dans mon activité ? »

Ces considérations ne sont pas neuves. On peut penser à la pyramide de Maslow (1908 – 1970) dont les trois étages supérieurs correspondent à des niveaux de sens (cf. article management dans notre numéro 110 sur la Souveraineté) en lien avec nos besoins d’appartenance, d’estime et de réalisation de soi.

Plus récemment, Viktor Frankl (1905 – 1997) a fondé la logothérapie, dont l’objectif est d’aider les personnes à trouver un sens à leur vie en mettant en œuvre trois moyens : réaliser une œuvre ou un objectif de vie, donner et recevoir affection et amour, trouver une utilité aux épreuves même que l’on vit.

Trois anecdotes sur Viktor Frankl

 
En camp de concentration, pour ne pas sombrer dans des attaques de délire, il composait des discours ou tentait de reconstituer le manuscrit qui lui avait été enlevé dans la salle de désinfection d’Auschwitz.
 
Toujours dans les camps et au cours des marches glaciales, il plongeait dans sa vie intérieure. Parfois, écrit-il, « mon esprit était tout entier habité par le souvenir de ma femme. Je l’imaginais avec une précision incroyable, je la voyais. Elle me répondait, me souriait, me regardait tendrement. [...] Je ne savais pas si elle était toujours en vie, mais cela n’avait aucune importance. » Et cela lui donnait la force d’accomplir sa mission auprès des autres détenus.
 
Bien plus tard, un médecin d’un certain âge vint le consulter parce qu’il souffrait d’une grave dépression depuis deux ans. Il ne ne pouvait se remettre de la mort de sa femme, qu’il avait aimée plus que tout au monde. Il lui posa la question suivante :« Et si vous étiez mort le premier et que votre femme ait eu à surmonter le chagrin provoqué par votre décès ?
  • -  Oh !, pour elle, cela aurait été affreux ; comme elle aurait souffert !
  • -  Eh bien docteur, cette souffrance lui a été épargnée, et ce grâce àvous. Certes, vous en payez le prix puisque c‘est vous qui la pleurez. »Il ne dit rien, lui serra la main et quitta le bureau, guéri.

 

Enfin, plus récemment, Vincent Leenhardt (1942 -), pionnier du coaching en France, a beaucoup travaillé la question du sens dont il a défini neuf niveaux dans son ouvrage « Les responsables porteurs de sens ».

Nous pourrions détailler chacune de ces approches qui toutes apportent des réponses pertinentes. Mais alors, pourquoi les phénomènes de blocage et de rejet sontils si nombreux et si puissants aujourd’hui ? Il semblerait que si nous parvenons bien à accéder aux premiers niveaux de sens, les plus élevés – et sans doute les plus nécessaires – soient devenus inaccessibles. Comme s’il manquait une équation ou un objet pour comprendre un problème de mathématiques.

Qu’on le veuille ou non, il existe une culture commune, qui nous influence en partie consciemment, mais plus généralement à notre insu. Que produisent sur nous les messages véhiculés par les mass-media, les publicités, l’environnement professionnel, le politique, les médias sociaux ? Quelle vision de l’homme s’en dégage ?

En me fondant sur le récent livre de Jean-Guilhem Xerri, « Prenez soin de votre âme », regardons quatre visions de l’homme proposées à différentes époques.

1/ Dans l’antiquité, c’était un être hybride à mi-chemin des dieux et des animaux, une âme divine tombée dans un corps plus ou moins évolué selon sa qualité. Ainsi, un criminel pouvait être pris comme un envoyé des dieux ou une bête.

2/ Dans une vision classique qui a conduit aux « Lumières », Descartes nous a proposé un esprit rationnel indépendant quoique logé dans un corps animal. Le même criminel devait alors être puni en raison de son erreur de raisonnement.

3/ La psychologie moderne a démontré que la raison rationnelle était en fait largement influencée par l’inconscient de chacun, qui contient nos conditionnements : le criminel est alors une victime influencée à son insu par ses déterminismes familiaux, sociaux, ou personnels.

4/ Enfin aujourd’hui, nous sommes plongés dans un grand courant trans-humaniste. L’homme y est une organisation de cellules et de flux. S’y opèrent des courants, des réactions électro-chimiques produisant la conscience, les émotions et stockant les souvenirs. Notre criminel n’est alors plus qu’un être dont les actes résultent de la production d’endomorphines puis d’hormones, puis d’impulsions musculaires... Et il semble possible de simuler, d’enregistrer et d’améliorer le cas échéant cet homme « neuronal ».

le criminel selon les époques :  envoyé de dieu, être malfaisant et illogique ou victime... et aujourd'hui simple processus électro-chimique

Ce dernier modèle ouvre également la voie au spécisme : lors d’un comité de rédaction, nous avons débattu pour savoir ce qui différenciait un être humain d’un animal, sujet polémique par excellence ! L’outil ? Les chimpanzés en utilisent, mais aussi certains oiseaux comme le vautour percnoptère. Le culte des morts ? Les éléphants semblent en avoir. La fidélité gratuite et l’attachement ? Pensons au meilleur ami de l’homme. La protection de la veuve et de l’orphelin ? Les meutes ou compagnies protègent les plus faibles. Alors s’il n’y a pas de différence de fond mais simplement de niveau, et plus encore lorsque cela semble le fruit de l’évolution selon la grande théorie de Darwin, on comprend que l’homme n’est qu’un animal comme un autre. Ainsi, si ces modèles nous permettent de considérer différemment un criminel, ils influencent également nos convictions, puis nos attitudes, et in fine notre quête de sens.

Pourtant, il suffit de penser à ceux que nous aimons le plus pour constater qu’aucun de de ces modèles ne les représente réellement. Ils sont davantage que cela, et heureusement... et donc nous aussi !

Il semble y avoir un consensus aujourd’hui sur une représentation de la personne humaine comme un corps et une psyché. Le corps est ce qui nous relie au réel, qui produit des sensations, interagit avec l’environnement, exprime des émotions. La psyché est le lieu du monde intérieur : pensée logique, vie affective, force, mémoire, imagination. De même que nous est vanté le soin du corps, nous recevons quotidiennement des messages sur le soin à apporter à notre psychologie. Développement personnel, recherche de bien-être, coaching de tous ordres, méditation de pleine conscience. Plus de 1,5 millions d’inscrits sont recensés en France sur l’application de méditation « petit bambou ».

Cependant, la représentation d’une psyché horizontale ne se suffit pas à elle-même. Par exemple, le développement personnel reste limité voire décourageant : je cherche à être leader – et on peut remplacer ce qualificatif par beaucoup d’autres – mais je me heurte à mes misères, au fait d’expérimenter le contraire que je porte en moi ! Ou encore, si j’imagine que quelqu’un fait du mal à l’un de mes proches, toute ma psychologie souhaitera se venger : le pardon n’est pas psychologique. Enfin, la psychologie est également orientée vers le toujours plus. Nos envies, comme des addictions, sont insatiables, tandis que de l’autre côté, les régressions, par exemple liées à l’âge ou aux accidents de la vie ne sont plus tolérables. Sur chacun de ces exemples, la recherche du sens paraît désespérante. Et l’on peut comme Fabrice Luchini constater après 15 ans de thérapie : « Le max que peut t’accorder une analyse, c’est d’arriver à t’accommoder de ce que tu es. En fait, c’est accablant. » !

Cela a été l’œuvre d’une vie pour Carl Gustav Jung d’explorer l’inconscient, et d’y découvrir l’inconscient collectif et en son centre, le Soi, qu’il nomma également imago dei, l’âme habitée par quelque chose qui dépasse la personne. Il en eut la conviction en retrouvant dans toutes les cultures, traditions, peuplades, les mêmes mythes, les mêmes archétypes et les mêmes processus d’individuation (devenir soi-même). Selon Jung, le Soi détient l’identité profonde de la personne. Il possède des caractéristiques bien définies et se manifeste par des rêves, des aspirations profondes, des expériences-sommets sur lesquelles Maslow a longuement travaillé, des intuitions profondes... C’est une dimension verticale, spirituelle et non pas religieuse que chacun peut reconnaître chez lui. Pour la prendre en compte, il convient de compléter la dimension horizontale de la psyché par une dimension verticale, que la tradition appelait l’esprit (avec un petit « e »). C’est là que l’on accède au pardon, déjà évoqué, mais également que l’on ressent les appels intérieurs à l’absolu dans l’ordre de la beauté, du bien, du vrai, de l’amour, l’envie de se dévouer pour une cause, que l’on reconnaît sa mission de vie...

Deux urgences pour notre mission de vie... Y croire, et la cultiver

 

Deux écueils menacent notre "mission de vie" dans la culture actuelle : savoir qu’elle existe d’une part, et la cultiver de l’autre !
Pour l’existence, il faut y prêter attention, entrer en soi-même et laisser émerger du bruit ambiant ce signal faible mais permanent. Il est en effet occulté par les multiples distractions ou déviations ou encore obligations que nous laissons envahir notre attention.

Pour y voir plus clair, prenons par analogie la fameuse matrice URGENT / IMPORTANT dite d’Eisenhower en l’appliquant non pas à nos actions, mais à ce qui occupe notre espace mental.

La matrice d'Eisenhower appliquée au monde mental

- Nos pensées non urgentes et non importantes seraient des « distractions » : changer, s’évader, quitter le sillon. La culture de loisir nous en abreuve, et nous y avons bien droit...

- Nos pensées urgentes non importantes seraient des « déviations » : oserais-je penser que les publicitaires les ont bien identifiées pour stimuler nos pulsions de pouvoir, de possession, de jouissance ?

- Nos pensées urgentes et importantes seraient nos « obligations » : ce fief est dominé jusqu’à l’excès par le monde professionnel et nos autres contraintes, mais ces obligations sont-elles vraies ou fausses ?

- Enfin, nos pensées non urgentes mais importantes, appartiendraient à la zone fondamentale de « préparation » : qu’est-ce qui est vraiment important pour nous, qui sommes-nous, que sommes nous appelés à faire de notre vie ?

Ignorer l’existence de ce quadrant peut conduire à se laisser embarquer par les sollicitations des autres quadrants et à ne plus lui laisser de place.

Cependant, il ne suffit pas d’identifier ces appels, il faut aussi y croire : certaines écoles de psychologie préfèrent n’y voir que des névroses : « tu cherches quoi en faisant cela ? », des complaisances narcissiques du type « tu jouis de te voir en train de faire du bien », voire des « sublimations » de pulsions sexuelles... Cet aplatissement est d’autant plus redoutable qu’il contient une part de vérité : nos intentions ne sont que rarement pures.

Etre attiré par le bien... ne serait-ce que névrose, narcissisme ou encore sublimation de pulsions ?

Que ce soit pour l’une ou l’autre raison, l’absence de reconnaissance de cette dimension verticale produit des maladies, et que l’on peut appeler psycho-spirituelles : les trois principales, longuement étudiées par les pères du désert, sont l’avidité (alimentaire, sexuelle, de produits), la vanité (honneurs, pouvoir, orgueil), et l’acédie (paresse spirituelle se traduisant par un dégoût du quotidien). Est-ce que ce n’est pas justement ce qui s’observe aujourd’hui ?

En conséquence, soyons lucides sur les conséquences des modèles dominants aujourd’hui : comment trouver du sens à nos actions lorsque l’être humain est quotidiennement comparé à un animal plus dévastateur que tout autre selon les environnementalistes, voire comparable à un « virus » pour l’agent Smith de Matrix.

Et pour inverser la tendance, décidons de prêter attention à notre « esprit », lequel fonctionne comme une interface entre notre personne et ce qui dépasse notre personne.

Ecoutons-le, décidons de faire une part à ce qu’il nous transmet, nous y trouverons du sens, de la joie et de l’accomplissement, au sommet de la pyramide de Maslow.

Prendre conscience d'une "expérience sommet" et s'en nourrir...

 
Ces moments de l’existence (une fois tous les 10 ans pour donner un ordre de grandeur) où le temps semble s’arrêter, où l’on éprouve de la joie, et où l’on a envie de dire merci. Lorsqu’on vit une expérience-sommet, elle est inoubliable et donne quelques clefs sur le sens de notre vie. Ecoutons Jung en parler : « Par moments, je suis comme répandu dans le paysage et dans les choses et je vis moi-même dans chaque arbre, dans le clapotis des vagues, dans les nuages, dans les animaux qui vont et viennent et dans les objets. [...] Ici, il y a place pour le domaine des arrière-plans situé hors de l’espace.

 

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Auteur

Rédacteur en chef du magazine des ingénieurs de l'Armement.
Coach professionnel certifié et accrédité "master practitioner" par l'EMCC.
Fondateur de Blue Work Partners SAS qui propose :<br>
- Formation au leadership
- Coaching de dirigeants
- Accompagnement d'équipes projets
X84, ENSTA, coach certifié IFOD,
Auteur du guide de survie du chef de projet (Dunod 2017).
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