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31 mai 2018

PLANIFIER DANS L'INCERTAIN

Mais que fait une IA en thèse chez EDF ?


Ordre, contre-ordre, désordre : qui n’a pas déjà vérifié la pertinence de cette maxime, dans une opération militaire ou un projet d’envergure ? Dans un grand projet, on part avec un plan initial : on prévoit qui va faire quoi, à quel moment, avec quels moyens. Mais on est rarement à l’abri des imprévus et il faudra donc, en cours de route, changer le plan. Voilà le contre-ordre ; comment alors éviter le désordre ? Comment éviter de passer en mode dégradé, où on ne peut que subir les aléas techniques et logistiques ? Une première idée consiste à trouver, quand le plan initial devient caduc, un plan de secours qui soit proche du plan initial. Autrement dit : corriger le plan initial à la marge, diminuant ainsi le nombre de contreordres à donner. Par ailleurs, on peut anticiper dès le choix du plan initial, en sélectionnant un plan avec de bonnes propriétés de résilience face aux aléas.
Ces considérations a priori assez basiques mènent en réalité à des problèmes mathématiques précis. Concevoir un plan, c’est ce qu’on appelle en recherche opérationnelle résoudre un problème de décision. Les aléas correspondent à des incertitudes dans les données de ce problème. Ici on s’intéresse donc à une variante du problème de décision où l’écart entre plan initial et plan de secours est pris en compte. Ecart que l’on veut minimiser, et qui est défini comme le nombre de variables remises en cause (le nombre de contreordres).

Un problème de planification de maintenance

C’est sur ces problèmes que je travaille en thèse chez EDF, et
notamment sur une application à la planification de maintenance. Prenez un équipement industriel, typiquement une centrale, mis en arrêt sur une durée fixe décidée par la direction du parc. Pendant cet arrêt, vous devez planifier plusieurs milliers d’opérations de maintenance. Ces opérations dépendent les unes des autres, les retards ont donc de fortes chances de s’accumuler et de causer un retard global sur votre arrêt. L’exercice est périlleux et la replanification en cours d’arrêt est inévitable.
Les opérations de maintenance sont majoritairement effectuées par des sous-traitants, à qui on donne en amont un planning des tâches à réaliser. Si une équipe arrive à l’heure prévue dans ce planning, mais que l’équipement n’est pas prêt pour la réalisation de la tâche, alors l’équipe attendra, et il vous faudra évidemment payer ces heures d’attente. Voilà un problème où le contre-ordre a un coût tangible. Par ailleurs, certaines opérations de maintenance dites sensibles sont si techniques que seules quelques sociétés en France sont capables de les réaliser. Ces sociétés spécialisées sont sollicitées en permanence sur l’ensemble du parc. Autant dire qu’il vaut mieux que le planificateur sur site n’ait pas à remettre en cause le planning des opérations sensibles. Il s’expose sinon au risque d’attendre plusieurs semaines la prochaine disponibilité des sociétés spécialisées.

Facteurs humains, systèmes complexes et aide à la décision

Notre approche, qui consiste à favoriser la correction à la marge des plannings, s’applique
particulièrement bien à des systèmes complexes dans lesquels l’humain est au cœur du processus de planification. Deux raisons pour cela.

Des problèmes difficilement modélisables

Il est encore fréquent de constater que pour des problèmes de planification complexes et de grande taille, la solution est conçue à la main par un opérateur. Souvent, cela signale qu’il est difficile d’expliciter un ensemble de règles définissant une planification viable. C’est le jugement de l’opérateur, souvent très expérimenté, qui permet de valider un planning. Citons l’exemple d’un projet récent à la SNCF, visant à développer un outil de planification des affectations des trains aux voies en gare. Avant sa mise en place, les plannings étaient vérifiés manuellement par un opérateur, salarié depuis 30 ans, qui seul avait la connaissance fine de ce qui fait qu’un planning va bien se dérouler ou non. Dans ce genre de situation, le chargé de projet en optimisation sait d’emblée qu’il aura un beau défi à relever en matière de conduite du changement...
Pourquoi alors favoriser la correction à la marge lors d’une replanification ? En modifiant le planning à la marge, on conserve un grand nombre de décisions qui avaient été prises par l’opérateur. On évite donc de créer des conflits par rapport aux règles implicites, celles qui sont vérifiables par l’opérateur mais restent inconnues de notre modèle d’optimisation.

Représenter l’aversion pour le changement

Un autre enjeu majeur des outils d’aide à la décision est l’acceptabilité par les opérationnels des solutions qu’ils proposent.
Nombreux sont les outils qui périclitent parce qu’ils proposent des solutions non applicables, trop éloignées des plannings réels. Dans le cas d’une replanification, on pourrait recalculer une solution de coût minimal pour les nouvelles données. Mais une telle solution serait-elle implémentée en pratique ? On peut légitimement en douter. Notre postulat est que l’opérateur chercherait plutôt à réparer le planning qu’il avait fixé auparavant. On intègre dans notre représentation l’aversion au changement, afin que les solutions obtenues soient plus facilement implémentables par les opérationnels.

L’art de la modélisation

Il y a souvent beaucoup de modèles possibles pour un problème, surtout à ce niveau de complexité. Choisir un modèle revient à décider ce qu’on attend d’une solution, et à définir une bonne solution. La correction à la marge vise à prendre en compte le biais humain dans le modèle d’optimisation. Intégrer les facteurs humains, c’est garder en tête la nature et le contexte du problème lors du choix de modèle. Un bon choix de modèle est en effet un aspect essentiel pour qu’un outil d’aide à la décision passe la « vallée de la mort » entre le stade d’élaboration sur papier et l’implémentation opérationnelle.

Une problématique transverse

Ces questions de planification complexe semblent particulièrement prégnantes dans les entreprises (para)publiques, comme EDF ou la SNCF : des gestionnaires de systèmes lourds, avec une enveloppe budgétaire restreinte, une grande incertitude, le tout sous la contrainte de permanence de l’activité. Les armées n’échappent pas à la règle et ont aussi leur lot de casse-têtes de ce genre. Citons par exemple la planification de la maintenance aéronautique, qui a fait récemment l’objet du Challenge Optiplan dans le cadre du DGA Lab.

Vers l’aide aux décideurs

De plus en plus d’entreprises cherchent à se doter d’outils d’intelligence artificielle pour résoudre leurs problèmes business. Un intérêt des modèles d’IA est de proposer des solutions inattendues, auxquelles les experts métiers n’auraient pas pensé. C’est donc une approche différente de la nôtre, qui consiste au contraire à suivre de près le raisonnement de l’opérateur humain. Il est pour l’instant difficile d’envisager des modèles d’IA là où le processus est encore complètement manuel et où les données ne sont pas (ou mal) collectées. Mais à moyen terme la complémentarité de ces deux approches ne fait aucun doute.
Les problèmes de planification complexe sont souvent critiques pour l’entreprise, c’est-à-dire incontournables et sources de coûts considérables. Peut-être a-t-on jugé que ces problèmes étaient trop graves pour être confiés à des ordinateurs... Bien mal nous en a pris, car les résoudre à la main est une double peine : d’une part, la planification est lente parfois une semaine pour construire un planning et d’autre part, la solution est souvent sous-optimale, d’où un manque à gagner notable. La valeur ajoutée d’un outil d’aide à la décision est évidente. Il reste à le faire adopter par les opérationnels. Ce qu’ils appellent en général de leurs vœux est un outil souple, capable d’hybrider la prise de décision par l’opérateur et par l’algorithme. Une façon de booster la prise de décision tout en gardant la main.

 

 

Adèle Pass-Lanneau, lauréate 2018 du ROADEF pour la qualité de son master

La société française de Recherche Opérationnelle Aide à la Décision (ROADEF) a pour but de fédérer les académiques et les industriels du domaine. Elle décerne différents prix parmi lesquels le prix de master, qui m’a été remis cette année
lors du congrès à Lorient. Ce prix est décerné à un étudiant de M2 pour la clarté et la qualité scientifique de son mémoire de master.

Le tableau multicolore, symptôme d’un planning compliqué

 

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