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Jean-Jacques Dordain, Directeur général de l’Agence spatiale européenne de 2003 à 2015
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31 mai 2019

D’EUROPA À COPERNICUS, UN CHEMIN VERS LE FUTUR

Publié par Jean-Jacques Dordain | N° 118 - Le Spatial

L’Europe spatiale est souvent citée en exemple pour symboliser la réussite d’une Europe, certes complexe, mais capable de premières et partenaire recherché dans le monde.


La réussite d’aujourd’hui est la lumière des décisions du passé, décisions prises et activités faites depuis plus de cinquante ans; cette lumière est rassurante mais pas suffisante pour garantir la réussite dans le futur, au sein d’un monde qui change de plus en plus vite sur Terre et dans l’Espace.

«D’Europa à Copernicus» est un bon résumé de l’évolution de l’Europe spatiale pendant ses cinquante premières années: de l’échec au succès, du lanceur aux services, de l’Espace à la Terre, de l’ingénieur aux citoyens, de l’intergouvernemental au communautaire, avec un point commun, le rôle essentiel des gouvernements qui ont fixé les objectifs, donné les moyens et organisé la mise en œuvre. Sur ce chemin, l’Europe a rattrapé son retard initial sur les grandes puissances spatiales, a innové en créant les premiers opérateurs de l’Espace, a engrangé des premières et des succès, a démontré son efficacité par le niveau relatif des investissements consacrés à l’Espace, et est devenue le partenaire le plus fiable au monde. L’Europe a ainsi large-ment contribué à faire de l’Espace une dimension économique et sociale de la vie sur Terre.

L’Espace est ainsi devenu un terrain d’enjeux beaucoup trop importants pour continuer à se développer en sanctuaire réservé aux acteurs traditionnels de l’Espace. En particulier, la capacité des satellites à être les seuls outils à pouvoir collecter légalement une grande variété de données en tout point du globe et à les redistribuer en tout autre point instantanément, exploitée depuis toujours par les acteurs de la Défense qui sont ainsi les utilisateurs principaux de l’Espace, a plus récemment soulevé l’intérêt des acteurs d’Internet, riches d’argent et avides de données. Tous ces acteurs d’Internet, américains et chinois, ont investi l’Espace avec des processus, des méthodes, des standards complètement nouveaux qui ouvrent les barrières et bousculent les acteurs traditionnels du spatial sans toutefois les remplacer, tant chacun bénéficie de l’autre.

En effet, ce mouvement, qualifié de «NewSpace», comme toute nouvelle vague née en Californie, s’est d’abord largement nourri des marchés gouvernementaux garantis et des technologies développées et rendues disponibles par l’Espace traditionnel. Ainsi, un investisse-ment minimum, débarrassé des contraintes traditionnelles associées aux investissements publics, peut produire un levier important pour tirer profit de ces marchés et de ces technologies. Les gouvernements, en retour, tirent profit des nouveaux standards de temps et de coût introduits par les nouveaux acteurs.

Il n’est donc pas étonnant que ce mouvement soit d’abord né aux USA, qui représentent aujourd’hui les deux tiers des marchés gouvernementaux dans le monde et une grande source de technologies ou-vertes, les deux étant réservés aux acteurs américains. Les géants américains d’Internet ont fourni l’étincelle du mouvement, faisant des Elon Musk, Jeff Bezos, Yuri Milner et consorts les figures de proue du mouvement. Les mêmes causes ont ensuite produit les mêmes effets en Chine.

Le mouvement a maintenant gagné l’Europe, avec le même retard que celui avec lequel l’Europe avait fait ses premiers pas dans l’Espace après les USA et l’URSS. A voir la capacité qu’a démontrée alors l’Europe non seulement pour rattraper son retard, mais encore pour prendre la tête de nombre de découvertes scientifiques dans l’Espace (Huygens sur Titan, Rosetta sur Tchouri, Planck dévoilant la lumière fossile du Big Bang...) et de la plupart des services publics hors Défense (météorologie, surveillance environnementale avec Copernicus) et commerciaux (télécommunications, lancements), la confiance est de mise quant à la capacité de l’Europe de rattraper plus que son retard d’aujourd’hui. Elle l’a fait à l’époque en cultivant ses différences: choix stratégiques différents, science et services au lieu de la démonstration de puissance et de la Défense, développement d’une culture de coopération au lieu d’un objectif de domination, développement d’un tissu industriel à la fois compétitif et ré-parti géographiquement permettant de garantir la cohésion européenne sur l’ensemble des acteurs. Le chemin vers le futur sera différent car pour faire la différence dans le futur, il ne s’agit ni de copier le passé ni de copier les américains et les chinois d’aujourd’hui.

Le mouvement est donc là en Europe mais il implique jusqu’ici plus les acteurs spatiaux traditionnels qui ne peuvent ignorer les mouvements en cours dans le monde, qui affectent les marchés commerciaux dont ils dépendent, que de nouveaux acteurs de taille suffisante pour créer une différence significative en Europe comme l’ont fait les géants d’Internet aux USA. Comment donc transformer ce mouvement en Europe pour faire une fois encore la différence capable de placer l’Europe en tête des nouveaux développements?

Trois spécificités essentielles caractérisent l’Europe par rapport aux autres puissances en mouvement, en particulier USA et Chine: le déficit des activités de Défense dans l’Espace, l’absence de géants d’Internet, et la multitude d’«Europes». Ces trois spécificités peuvent apparaître comme des faiblesses, mais pas plus importantes que celles de l’époque où le lanceur Europa accumulait les échecs pendant que les Américains marchaient sur la Lune. En effet,

  • si les activités de Défense dans l’Espace sont faibles aujourd’hui en Europe par rapport aux Etats-Unis, elles représentent le plus fort potentiel de croissance des activités spatiales en Europe. De plus elles sont à même de tirer rapidement le meilleur parti des nouveaux standards apportés par le «NewSpace», sans la résistance rencontrée aux USA lors de la création de l’Agence de Développement Spatial (SDA) qui vise à s’affranchir des standards d’approvisionnement du DOD. La nécessité de protéger les infrastructures spatiales européennes essentielles à la vie quotidienne des Européens et à l’économie européenne (par exemple, 30 % de l‘économie européenne est sensible aux prévisions météorologiques qui dépendent de façon significative et mesurable des données satellitaires) contre toute agression d’origine naturelle et humaine, est devenue une priorité à la fois nationale et européenne. Cette priorité et la capacité de la mettre en œuvre en Europe suivant les standards du «NewSpace» feront une première différence essentielle;
  • l’absence de géants d’Internet en Europe ouvre la porte à d’autres grands acteurs industriels pour s’intéresser à l’Espace. L’Europe est riche de grands groupes industriels dans les domaines de la mobilité, de la gestion des ressources, de l’économie circulaire ... et ces grands industriels commencent à s’intéresser à l’Espace, grâce à des initiatives comme celle prise par le Luxembourg sur l’exploitation des ressources de l’Espace ou par l’ESA sur le développement de systèmes fermés de support vie (programme Melissa). Ils y apporteront de nouveaux moyens et de nouveaux standards, éprouvés au cours de compétitions bien plus ardues sur Terre que dans l’Espace, qui feront la différence dans le temps;
  • enfin, l’Europe est multiple et complexe, pas seulement dans l’Espace, et les mouvements dans le monde ont tendance à desserrer les liens entre ses membres, chacun pensant pou-voir évoluer plus rapidement et mieux que son voisin. Cette variété est génératrice d’idées et de projets: on ne compte plus aujourd’hui le nombre de projets de nouveaux lanceurs, de nouvelles bases de lancement, de nouvelles constellations de satellites, de nouveaux services en Europe. Ces projets ne sont pas encore des produits et une consolidation de ces différents projets sera nécessaire. Mais la compétition d’idées est le meilleur garant de faire la différence, pourvu que chaque projet européen ne considère pas les pro-jets voisins comme des ennemis mais comme des partenaires potentiels dans un processus de consolidation, réalisant la combinaison entre la coopération d’intérêts et la compétition d’idées qui fera la différence.

Tout reste à faire, mais il y a un chemin et le génie européen pour le paver.

 

Un succès européen désormais incontesté : Galileo

  • 2000-2004:étudesinitiales(phase de définition)
  • 26 juin 2004 : signature entre l’UE et les Etats-Unis d’un accord permettant la compatibilité et l’interopérabilité des signaux Galileo et GPS ;
  • 2005-2009 : phase de développement initial, pour la réservation des fréquences et la validation en orbite (dé-cision du Conseil de l’UE du 10 décembre 2004) ; lancements des satellites précurseurs Giove-A et Giove-B en décembre 2005 et avril 2008 ;
  • 2009-2020:phase de plein développement et de déploiement complet de la constellation, mise en œuvre par un règlement du Parlement européen et du Conseil de l’UE du 9 juillet 2008 (après décision du Conseil de l’UE du 29 novembre 2007 autorisant le lancement de cette phase et annulant le projet de concession) ;
  • fin 2017:début de la phase d’exploitation avec 22 satellites à poste à partir du 12 décembre 2017, le système Galileo étant déclaré opérationnel pour le signal ouvert (services complets attendus pour 2020).
  • 26 satellites à poste depuis le 25 juillet 2018.
 

 

Auteur

Jean-Jacques Dordain

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