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Le SNA Suffren, tête de série du programme Barracuda, en cours de construction à Cherbourg
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24 juin 2024

L’INDUSTRIE NAVALE FACE AUX CONFLITS : UNE MONTÉE EN PUISSANCE
UNE MARINE NATIONALE AU CŒUR DE L’ACTION

Commençons par dresser un paysage des théâtres d’affrontements maritimes : agression de navires tant civils que militaires en mer Rouge, tensions au large de Gaza, frictions constantes en mer de Chine méridionale, le monde maritime regorge de zones conflictuelles et de tension auxquelles la Marine nationale française est directement et quotidiennement confrontée. 


La Fremm Languedoc a été la première à utiliser des missiles Aster en situation de combat pour détruire des drones Houthis.

En Méditerranée orientale, au large de Gaza, les porte-hélicoptères amphibies (PHA) français ont apporté un soutien plus humanitaire que guerrier. L’attaque iranienne du 13 avril 2024 de 350 drones visant Israël risque-t-elle de changer la donne ?

On en n’est plus au repérage visuel des mouillages soviétiques en Méditerranée orientale auquel j’avais participé il y a fort longtemps pendant mon service militaire à bord de l’escorteur rapide Le Savoyard, dernier bâtiment de la Marine nationale de cette taille à n’avoir qu’une passerelle découverte.

La puissance navale russe est déliquescente en Mer Noire, avec notamment la perte du croiseur Moskva coulé par des drones en avril 2022 : c’est dans le domaine naval que les forces ukrainiennes ont eu leurs succès les plus décisifs. Cependant la marine russe est bien présente sur d’autres fronts.

En Baltique la France a participé à des exercices OTAN, avec la Fremm Aquitaine jusque dans le golfe de Finlande en soutien de ce pays, nouveau membre de l’Otan depuis 2023, et à faible distance de la base navale russe de Saint Pétersbourg.

C’est aussi en Baltique que se trouve l’enclave russe de Kaliningrad, reliée à la Russie via la Lituanie et la Biélorussie par le corridor de Suwalki, sur le territoire de laquelle la Russie a concentré une partie de sa puissance de frappe nucléaire à proximité immédiate de l’Europe de l’Ouest .

Enfin, c’est en Baltique que s’est passé l’acte de guerre non officiellement attribué de la rupture des gazoducs Nord Stream 1 et 2 alimentant l’Allemagne et l’Europe de l’ouest en gaz russe.

Un conflit de haute intensité est-il proche dans le domaine naval ? 

Quoiqu’il en soit la Marine nationale étant le fer de lance de la force de dissuasion nucléaire est par essence toujours prête à un conflit de haute intensité.

La protection des voies maritimes est essentielle pour pouvoir maintenir un effort de guerre dans la durée tant notre industrie, y compris de défense, est dépendante d’approvisionnements extra européens.

La frégate de défense et d’intervention (FDI) Kimon pour la marine grecque en cours d’achèvement au quai d’armement sur le site de Lorient de Naval Group. Le PSIM ( Panoramic sensor & intelligence module) qui contient notamment le radar et le central opérations est en cours de mise en place après son montage à terre indépendamment du flotteur. (L’Amiral Ronarc’h, tête de série des FDI pour la Marine nationale, est en période d’essai à la mer).

Des industriels du naval qui anticipent

Comment l’industrie navale s’adapte-t-elle pour accélérer ses cycles de production et sécuriser ses approvisionnements ?

De nombreuses actions entre maîtres d’œuvre et fournisseurs existent pour sécuriser les approvisionnements de matières, de produits semi-finis ou d’équipements dans une perspective d’anticipation des besoins.

En effet, les industriels du milieu naval sont coutumiers des cycles longs et sont attentifs à mettre en place des moyens de garantir des approvisionnements sur toute la durée d’une série, ce qui peut poser problème quand le donneur d’ordre étatique décide de réduire la série pour des raisons budgétaires.

La performance industrielle et le besoin d’être compétitif à l’export ont aussi conduit l’industrie navale à raccourcir les cycles de production, sans attendre de demande particulière de l’État. Par des investissements sur fonds propres, des gains sont avérés dans les chantiers : une frégate est désormais livrée tous les six mois par le site de Lorient de Naval Group, de même le temps d’assemblage de blocs des bâtiments ravitailleurs de forces est en forte réduction aux chantiers de l’Atlantique.

L’accélération en économie de guerre dépend aussi de la capacité de développer de nouvelles infrastructures industrielles, car les structures actuelles sont saturées. Qui doit investir ? Ce n’est pas à l’industrie de défense de le faire seule. Cela doit s’inscrire dans une stratégie industrielle maritime à l’échelle européenne. Il s’agit, à l’instar de ce qui est observé en Chine, de miser sur la dualité de production civile et militaire et de trouver les ressorts du développement d’une activité duale multisectorielle associant les secteurs du transport maritime, des énergies en mer et du nucléaire civil. Cela permettrait de disposer d’une capacité industrielle supplémentaire, mobilisable en partie sur des applications militaires quand nécessaire. Sans cela, la capacité d’accélération restera limitée.

Le patrouilleur OPV 45 Kedougou vendu par Raidco Marine à la marine sénégalaise, en construction au chantier du Rohu à Lanester.

Une synergie nécessaire avec l’environnement économique

De plus, les collectivités territoriales, les acteurs du développement dans ces mêmes territoires, les réseaux assurantiels et bancaires coopératifs et régionaux, doivent être associés et participer à l’investissement et au développement de nouvelles capacités industrielles de production.

La mise en tension passe aussi par une véritable stratégie autour de la logistique industrielle et d’une notion modernisée de la flotte stratégique. Des garanties et un soutien de l’État pourraient être donnés aux entreprises logistiques françaises telle que GEODIS, CMA CGM, Louis-Dreyfus Armateur, Orange pour qu’elles agissent en soutien de l’industrie navale française et comme acteurs des approvisionnements des stocks stratégiques de matières premières et de composants. Une « part France » et le soutien à des marchés nationaux de certains vecteurs de production de navires marchands – pétroliers, GNL, ferries, Rouliers, vraquiers – pourrait passer du concept à une mise en œuvre dans le cadre d’une nouvelle politique autour de la flotte stratégique.

Les relocalisations industrielles doivent être encouragées, suivant l’exemple du soutien apporté à SELECTARC sur la fabrication des métaux de soudage, essentiels en construction navale.

Une évolution du comportement des banques et du secteur du venture capital vis-à-vis du secteur naval serait la bienvenue. Avec le secteur bancaire, il s’agit de trouver un terrain d’entente sur les points suivants : les critères de notation extra financière intégrant l’engagement sociétal des entreprises, un ajustement de l’interprétation de la réglementation sur la compliance, le soutien à l’exportation, la compréhension de la réglementation sur les armes, un front commun face aux institutions pour que les critères de souveraineté soient partagés et conduisent également à un signal positif pour une réorientation des investissements de la Banque Européenne d’Investissement, qui refuse de financer des projets majoritairement défense.

S’agissant du venture capital, un dialogue constructif permettrait de comprendre et résoudre les réticences des investisseurs sur les points suivants : durée d’investissement, gouvernance de l’investissement, stabilité et intérêt socio-économique de l’investissement de défense.

Enfin, l’industrie navale étant une industrie du temps long, il est souhaitable de disposer du maximum de visibilité en matière de commandes, et les ministères en charge de l’économie, de l’énergie, des transports, de la mer et de la coopération européenne devraient pleinement contribuer à une montée en puissance.

On peut aussi imaginer en période de conflit de haute intensité, que les chantiers navals français, qui pour nombre d’entre eux sont habitués à réaliser tant des bateaux civils que des bateaux militaires pour la marine nationale et pour l’exportation, donnent priorité aux besoins des autorités françaises. Ainsi les chantiers de l’Atlantique réalisent l’assemblage des bâtiments ravitailleurs de flotte (BRF) dont le premier de série le Jacques Chevalier est opérationnel depuis 2023 et une de leurs formes de construction sera utilisée pour la construction du porte-avions de nouvelle génération.

De même nombre de chantiers navals français sont duaux et construisent des bateaux civils et militaires pour la France et pour des marines étrangères. Il en est ainsi d’Ocea qui a livré des patrouilleurs aux autorités ukrainiennes au début du conflit, de Couach, de Socarenam et ses 4 sites industriels, de Piriou, avec son implantation principale à Concarneau et qui a également plusieurs implantations industrielles à l’étranger, d’Ufast dont le site quimpérois pourrait réorienter sa production de multiples patrouilleurs pour les marines africaines vers une satisfaction de besoins urgents des autorités françaises en cas de conflit majeur.

Il convient aussi d’attirer l’attention sur l’impératif, en cas de conflit de haute intensité, de renforcer notre capacité de déminage des approches de nos ports pour maintenir l’approvisionnement de notre économie et la liberté de navigation dans quelques détroits essentiels, cela pourrait concerner le chantier Piriou et la société Exail.

 

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Louis Le Pivain
Louis Le Pivain, IGA Président de Kermenez Membre de l’Académie de marine Vice-président du GICAN. Conseiller du commerce extérieur de la France. Carrière dans la construction navale, l’international et l’exportation
 

Auteur

IGA, Vice-président du GICAN
Membre de l’Academie de marine
Président de Kermenez SAS
Conseiller du commerce extérieur de la France
De 1978 à 1989 a travaillé pour DCN à Lorient, en Arabie et au Canada. 1997/99 Directeur au SGDSN chargé de la coordination interministérielle de l’intelligence économique et du soutien à l’export Président de Raidco Marine de 2006 à 2018 Voir les 11 Voir les autres publications de l’auteur(trice)

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