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01 mars 2020

Il faut tenir l'équilibre des puissances et la gestion du terrorisme

Le monde n’a jamais été simple mais il est toujours plus complexe, plus anxiogène peut-être aussi


Au commencement de ma carrière, on m’annonçait que le monde était complexe. J’ai longtemps vécu avec ce principe mais la complexité que je croyais percevoir au sein de la DGA restait, fondamentalement, une complexité technique, professionnelle, d’organisation de programmes finalement assez simples à mettre en place pour peu qu’on en maitrise les subtilités. La DGA fait cela très bien. On parlait alors d’un adversaire unique autour duquel tout tournait.

La chute du mur a ensuite donné naissance à une période unique dans l’histoire, une période pendant laquelle les puissances russe et américaine étaient convenues que la course à la puissance, essentiellement perçue sous son angle nucléaire, était une folie. Cette période et ses prémices, finalement assez longue, a donné lieu aux traités multiples qui encadrent (ou essayent) la puissance : on parlait dans ces années des « dividendes de la paix » et l’euphorie régnait. Ce temps est sans doute révolu, pas uniquement parce que la Chine a fait irruption dans ce grand jeu mais aussi parce que le terrorisme est venu chambouler toutes les cartes. C’est là que réside une nouvelle complexité toujours plus difficile à appréhender.

Il faut tenir l’équilibre des puissances

Deux tendances conduisent aujourd’hui à voir disparaitre la période « post chute du mur » qui avait permis une relative stabilité internationale : la volonté de remonter en puissance de la Russie dans le contexte d’une présidence américaine totalement imprévisible mais aussi l’affirmation chinoise d’une ambition mondiale, dans tous les domaines –économique, diplomatique, militaire– qui génère un déplacement des centres de puissance et une réelle fébrilité dans de nombreux gouvernements.

La remise en cause de ce que certains appellent l’ordre international basé sur un multilatéralisme accepté et contraignant est un vrai danger : l’évolution de la présidence américaine vers une diplomatie de confrontation, transactionnelle sape les fondements de cet équilibre et la gouvernance associée. Mais la Chine participe pleinement à ce mouvement, avec globalement les mêmes outils et principes : privilégier le bilatéral sur le multilatéral. Certains pays européens y ont cédé.

La seconde moitié du XXème siècle a pu mesurer les conséquences de la volonté de puissance (surpuissance ?) des états, qui s’est traduite dans tous les domaines : culturels, économiques, technologiques, diplomatiques et bien entendu militaires. Laisser se développer la logique de confrontation entre la Chine et les Etats Unis, sans essayer de rétablir un juste équilibre serait une folie. Folie pour le monde, parce que ce serait cautionner le retour à une course, notamment à l’armement, dangereuse. Folie aussi parce que ce serait consacrer la marginalisation des autres, la reconstitution d’une logique de bloc qui reviendrait à renoncer à une partie de notre souveraineté.

La puissance, ou sa tentation, n’est pas que celle des Etats Unis et de la Chine. La lecture quotidienne de la presse montre la tentation de certains états à revenir dans des luttes d’influence en utilisant tous les attributs de la puissance et de la force, notamment au Moyen Orient.

La stratégie actuelle de renforcement de l’Europe, de réaffirmation de la prégnance du multilatéral (ONU, OMC etc.) sur les relations bilatérales, la relance du dialogue avec la Russie mais aussi la réaffirmation des ambitions de la France dans le domaine militaire, celui de la dissuasion en premier, sont les briques que le gouvernement met en place pour constituer un pôle alternatif aux deux grandes puissances montantes et jouer, dans ce contexte, un rôle stabilisateur unique et salutaire.

Le développement du terrorisme crée une nouvelle dimension

L’irruption d’un terrorisme à vocation mondiale, sans attaches territoriales et doté de moyens parfois très conséquents (même quand ces moyens ne sont pas le résultat d’une instrumentalisation par un état) crée une autre dimension qui doit résolument être prise en compte.

Ce terrorisme, jailli des ruines du WTC à New York, est aujourd’hui très loin de ce qui portaient des revendications régionales ou autres : il développe une vision mondiale, hégémonique, il s’appuie sur des capacités de communication décuplées mais aussi sur sa capacité à chercher sur ce même internet les informations lui permettant d’accéder (ou de rechercher l’accès) à des capacités correspondant aux attributs des états constitués : armement, capacités biologiques, chimiques…

Et il ne faut pas se tromper : la création du proto-état islamique est un signal qui confirme qu’à certains endroits, la distinction entre Etat et terrorisme pourrait aller en s’estompant. Certains états, d’ailleurs, par leur comportement, leur remise en cause des conventions internationales se placent dans un environnement qui se rapproche de ceux des terroristes, qui peuvent d’ailleurs servir de paravent dans leurs actions proliférantes.

Cette continuité entre puissance (l’apanage des états) et terrorisme (le recours à la force par les organisations) est de mieux en mieux théorisée, notamment à l’OTAN et au sein de l’UE. Le concept de menaces hybrides montre que peut exister un continuum, ou plutôt une incertitude, sur la nature réelle de ce qui pourrait affecter la résilience de l’Etat. Ce sera d’ailleurs certainement la forme la plus aboutie de recours à la force qu’on peut imaginer dans un avenir proche. Peut être pas sur le territoire métropolitain mais pourquoi pas dans certains territoires éloignés où certains pays pourraient vouloir évincer la France. Le recours à une action terroriste, complété par des actions d’ambiguïté, permet de déstabiliser un territoire, voire un état et de créer les conditions d’une intervention armée.

 

Conclusion

Le terrorisme ne doit pas être considéré comme un épiphénomène évoluant aux périphéries des préoccupations de la DGA. Sans renoncer à la préparation du pire, notamment au maintien d’une capacité de dissuasion, la prise en compte des enseignements de la pratique terroriste seront de plus en plus une ardente obligation pour la DGA et les IA, qui doivent se préparer à développer des capacités de réaction, d’agilité dans les programmes. La connaissance des actions proliférantes, à laquelle la DGA contribue avec beaucoup de discrétion, est une donnée fondamentale d’appréciation de la situation internationale, de ses évolutions et des conséquences stratégiques, politiques et techniques qu’elle appelle. Sortir du cadre protecteur de la DGA, se confronter à cette réalité en interministériel est un enrichissement intellectuel et professionnel certain qu’il faut oser.

 

Internet : un vecteur de prolifération méconnu

Tout le monde cherche sur Internet l’information qui lui donnera un avantage stratégique, c’est un fait entendu. Et cette information existe : fascination des uns, morbidité des autres sont autant de facteurs qui poussent les inconscients à publier des informations parfois très sensibles. Il faut partir du principe que tout est disponible sur Internet, notamment pour un terroriste : les formules chimiques de gaz toxiques, les caractéristiques des explosifs, la manière de fabriquer tel ou tel poison, pour ne parler que des plus simples. On peut aussi trouver des séquences ADN de certaines formes de varioles et les outils pour la fabrication additive ADN…

La grande différence qu’Internet apporte, c’est que l’accès à cette information est aujourd’hui libre et n’est plus réservé aux Etats. Les puissances connaissaient une bonne partie de cette information, ce n’était pas un problème mais le terroriste ne l’avait pas. Maintenant c’est le cas. Et son rapport à l’efficacité n’est pas le même.

Mais cela ne concerne pas que les terroristes : la logique de transparence qui semble devenir la norme à certains endroits, le besoin permanent de justification, peuvent conduire certaines organisations à œuvrer, sans s’en apercevoir, à rebours de leur mission. Ainsi, l’Organisation Internationale contre les Armes Chimiques a diffusé en 2018 l’ensemble des informations sensibles dont elle disposait sur les Novichok (arme chimique utilisée à Salisbury) à l’ensemble des Etats membres parmi lesquels Syrie, Corée du Nord…

 

    
Bertrand Le Meur, IGA, adjoint au DAIST, SGDSN
Après un début de carrière à la DGA dans le domaine des télécommunications militaires, Bertrand Le Meur rejoint SFR en 2001. De retour à la DGA en 2009 , il sera chef du Service des affaires industrielles et de l’intelligence économique en 2014, avant d’être nommé adjoint au Directeur des affaires internationales, stratégiques et technologiques du Secrétariat général pour la Défense et la sécurité nationale en février 2018.
 

 

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