

AURA AERO : LA RÉVOLUTION DE L’AVIATION BAS CARBONE DEVIENT RÉALITÉ
INTERVIEW DE JÉRÉMY CAUSSADE, CO-FONDATEUR ET PRÉSIDENT D’AURA AERO
Forte aujourd’hui de 300 salariés, AURA AERO s’engage dans l’aviation générale et régionale décarbonée.
Après la certification de l’avion biplace à motorisation thermique INTEGRAL R, la version tout électrique INTEGRAL E a effectué son premier vol en décembre 2024. Sa certification et les premières livraisons sont attendues pour la fin 2026. Quant à son futur avion régional électrique-hybride ERA de 19 places, son premier vol est planifié en 2027 en visant une mise sur le marché avant 2030.
La CAIA : Pourquoi avoir créé cette entreprise et avec quels objectifs ?
Jérémy Caussade : La décision de créer un nouveau constructeur d’avions a été prise en 2018 sur la base de plusieurs considérations.
D’abord un constat que l’écosystème des entreprises avait profondément évolué, notamment en lien avec les problématiques digitales (cybersécurité, outils numériques, gestion de la configuration) et qu’il était plus facile dans ce contexte de bâtir que de transformer. AURA AERO a ainsi été créée « digital native » et aujourd’hui 20 % de nos salariés se consacrent à des activités digitales.
Ensuite, la perception qu’une révolution industrielle était devant nous, à l’image de ce qui se passe aujourd’hui dans l’automobile et qui arrive dans l’aéronautique, avec de nouveaux besoins des clients, de nouvelles technologies disponibles et un impératif de décarbonation du transport aérien.
Enfin avec la conviction que ces technologies bas-carbone allaient d’abord arriver sur les petits avions (aviation générale et régionale, secteurs sur lesquels des acteurs chinois ont procédé à de nombreux rachats d’entreprises), ce qui a conduit à créer la société sur la base de deux programmes : un avion biplace de formation et un avion de transport régional.
Nous avons aussi été convaincus que notre société ne devait pas se structurer autour d’une PME mais qu’il nous fallait viser une entreprise de taille intermédiaire pour disposer de coûts de production en ligne avec les attentes du marché.
La CAIA : Comment appréciez-vous le chemin parcouru depuis 7 ans ?
JC : Nous sommes un constructeur d’avions complètement certifié, avec des agréments de conception et de production . Le premier avion biplace INTEGRAL R a été certifié en décembre 2024 et le premier exemplaire de série s’est envolé le 20 avril dernier. Notre premier salarié est arrivé en septembre 2019, juste avant le COVID et aujourd’hui AURA AERO compte quasiment 300 salariés.
On doit poursuivre sur notre trajectoire car la compétition sera féroce et on disparaîtra si on n’est pas au meilleur niveau mondial. Le risque pour nous est comparable à ce qui se passe côté automobile. Pour l’instant on a encore un avantage compétitif significatif, mais pour combien de temps encore ? .
Il nous faut faire preuve de lucidité comme dans tous les autres secteurs régulés, comme le nucléaire ou l’espace. Il nous faut capitaliser sur nos forces : des ingénieurs de talent, un pays qui reste favorable à la création de nouvelles sociétés, des anciens qui ont un savoir-faire exceptionnel et une culture de recherche et développement qui a fait ses preuves. Mais il faut savoir prendre des risques.
Notre ligne de conduite est que chaque produit apporte son lot de briques technologiques que l’on pourra utiliser sur un autre produit.
On a ainsi fait voler le 3 décembre 2024 la version INTEGRAL E tout électrique de l’avion biplace à moteur thermique, en capitalisant notamment sur la certification de l’INTEGRAL R et en y ajoutant la propulsion électrique (forte tension, capacité de recharge rapide, batteries, intégration de moteur électrique). Cet avion tout électrique INTEGRAL E sera sur le marché fin 2026.
Ce processus nous permet de mieux maîtriser les risques technologiques et de certification de l’avion régional ERA que nous sommes en train de développer avec cette brique de propulsion.
En se positionnant sur des enjeux de souveraineté et de défense, nous pouvons aussi réutiliser nos briques technologiques, notre savoir-faire, notre outil de production, pour développer et produire sous environnement certifié des objets volants de type drone MALE, de taille similaire à celle de notre avion biplace.
La famille INTEGRAL - © AURA AERO
La CAIA : Quels défis majeurs voyez-vous pour demain ?
JC : Nous devons faire preuve d’ambition et de réalisme.
Nous attirons sans difficultés parmi les meilleurs ingénieurs du très grand bassin aéronautique de Toulouse et nous avons la chance d’employer à la fois des jeunes qui viennent très motivés et des jeunes retraités au savoir-faire immense qui ont été les acteurs du succès de l’aéronautique française. Nous avons un niveau d’efficacité très compétitif avec des ingénieurs français, italiens, espagnols, anglais très complémentaires.
Et nous avons de très bonnes relations avec nos grands industriels comme Airbus, Thales ou Safran.
Mais comme tous les entrepreneurs, nous devons faire face en France à un manque général d’esprit d’entreprendre (qui devrait être mieux enseigné dans nos écoles d’ingénieurs) et à un désert de financement industriel, choquant et destructeur de valeur. Ce sont de vraies difficultés sur lesquelles il faut réussir à se mobiliser collectivement.
La CAIA : 20% de vos salariés se consacrent à des activités digitales. Quel intérêt pour l’entreprise, vos produits et vos clients ?
JC : Cette place prépondérante du digital répond à une double stratégie.
Le digital au service de l’entreprise pour pouvoir la défendre (nous subissons plusieurs milliers d’attaques cyber par heure), protéger sa propriété intellectuelle et créer un environnement capable de changer d’échelle quand on ouvre des sites à l’étranger.
Le digital au service du développement des produits, avec des avions de plus en plus technologiques, développés de plus en plus vite et de mieux en mieux et avec un niveau de sécurité toujours plus grand, avec trois grands principes qui doivent guider le développement : la maîtrise de la gestion de configuration (usines, produits, outils numériques), l’impression numérique et la customisation de masse.
« … nous subissons plusieurs milliers d’attaques cyber par heure… »
Il nous faut impérativement conserver une cohérence d’ensemble, avec des avions qui ont de plus en plus de software, de moins en moins de hardware, en faisant évoluer nos produits sans toucher au hardware, ce qui représente un saut quantique dans notre domaine d’activité.
La CAIA : Vous vous présentez comme une entreprise écoresponsable. Slogan marketing ou réalité ?
JC : Faire de l’industrie moderne, c’est avoir une activité en rapport avec son temps.
On aura durablement besoin d’avions régionaux qui permettent continuité territoriale et désenclavement. Cette aviation régionale est la première aviation commerciale à pouvoir durablement se décarboner, car les vols sont courts, les avions sont plus petits, volent moins haut et moins vite, et nécessitent une quantité d’énergie à stocker à bord qui n’a rien à voir avec les besoins d’un monocouloir ou d’un long courrier.
Cette aviation régionale est sur le déclin par manque d’investissement des constructeurs d’avions et une absence de technologies différenciantes durant ces dernières décennies.
Mais la donne a changé : on peut désormais disposer de moteurs électriques, de turbogénératrices dans lesquelles on peut intégrer des turbines de dernière génération (dérivées des hélicoptères), le tout en intégrant ce qui rend les avions modernes attractifs : une architecture centralisée des systèmes, beaucoup de logiciel, des commandes de vol numériques, des avions plus électriques, plus sûrs et plus confortables.
Ces contraintes environnementales doivent être considérées comme des opportunités. AURA AERO a ainsi été le premier industriel aéronautique à bénéficier d’un financement européen (Fonds pour l’innovation) issu des crédits « carbone », à hauteur de 95 M€, ce qui nous permettra d’accélérer l’industrialisation des technologies de décarbonation.
La CAIA : Vous proposez une famille d’avions biplace en 3 versions dont l’une INTEGRAL E tout électrique ? quelles sont les innovations portées par cet avion ?
JC : Nous avons choisi de développer 3 versions de l’avion INTEGRAL (R et S avec moteur thermique, E avec moteur électrique) pour capter le plus gros marché possible sur une même famille, en reprenant ainsi le concept inventé par Airbus : on capitalise le retour d’expérience du R sur le S puis sur le E. Avec des versions dérivées, cela nous permet de mettre à l’épreuve tous nos concepts de gestion de configuration, de modifications mineures ou majeures, d’affiner et de recaler nos modèles avec des vols réels, démarche qui trouve tout son sens pour le futur avion ERA 19 places.
L’INTEGRAL E est le premier avion tout électrique à voler sous cette certification (il est deux fois plus puissant que le Velis Electro certifié en 2021). C’est un avion biplace avec une capacité de voltige, ce qui est important car l’avion va être sollicité sur des missions relativement courtes (moins d’une heure) et demandeuses en puissance, pour lesquelles le choix de l’électrique fait sens.
Nous avons intégré un moteur ENGINeUS développé pour nous par Safran et avons sélectionné des composants intégrables avec des exigences de sécurité et de sûreté de fonctionnement, cohérentes avec la certification, tout en visant un prix compétitif pour l’heure de vol. Sur les batteries 800V, il a fallu effectuer le meilleur compromis quantité/niveau d’énergie.
De fait, la version électrique est très rapidement rentable pour un opérateur car elle permet de diviser par deux le prix de l’heure de vol par rapport aux versions thermiques, et ceci sur la base de composants dont le prix ne peut que baisser avec une production en série.
INTEGRAL E - © AURA AERO
La CAIA : Qu’en est-il de votre futur avion de transport régional électrique-hybride à 19 places ?
JC : Sur ce programme lancé en 2021, on vient de passer avec succès la revue de définition préliminaire (PDR) avec en ligne de mire la revue critique de définition (CDR) d’ici la fin de l’année. Le début des essais avec le premier prototype est prévu d’ici fin 2026, avec l’objectif d’un premier vol en 2027 pour une mise sur le marché avant 2030.
Cet avion ERA, c’est huit fois l’INTEGRAL E avec des turbogénératrices qui gèrent l’hybridation, une même génération de moteurs refroidis par air, des composants réutilisés et un domaine de vol pas très différent : au maximum 300 nœuds et 25 000 pieds pour ERA à comparer à 200 nœuds et 12 500 pieds pour le biplace.
La mission typique de l’ERA : roulage en électrique – allumage des turbogénératrices 3 minutes avant le décollage – décollage avec les turbogénératrices et les batteries - montée puis phase de croisière puis en fonction de la durée du vol, extinction des turbogénératrices, poursuite en électrique, y compris la descente et l’atterrissage.
Avec une moyenne mondiale de 250 nautiques pour la durée de vol des avions régionaux, l’hybride est très intéressant. Ce concept permet de découpler la propulsion de la gestion de l’énergie et induit une diminution massive des niveaux de polluants et de bruit dans l’environnement direct des aéroports.
De fait, cet avion ERA ne comporte pas de grande nouveauté si on considère séparément chacune des briques technologiques ; l’innovation réside dans la façon de les intégrer et de tirer le meilleur parti de chaque brique technologique embarquée.
Ses concurrents actuels sont des avions conçus dans les années 50, qui présentent des problèmes de disponibilité et coûtent cher en opération. Avec l’ERA, le prix de l’heure de vol est divisé par deux et pour l’opérateur, le vol devient rentable à partir d’une dizaine de sièges occupés sur les dix-neuf.
La CAIA : Comment voyez-vous votre valeur ajoutée pour la Défense ?
JC : Je pense que nous avons beaucoup d’atouts pour nous positionner favorablement dans le domaine des drones MALE, notamment sur le bas du spectre.
Aujourd’hui, l’Europe ne compte pas de fabricants de drones de la taille d’un avion monoplace ou biplace, sachant que le bon format d’entreprise pour concevoir et produire ce type de drones, c’est celui d’une ETI. Actuellement, de grands groupes et de nombreuses PME sont présents sur ce segment mais encore peu d’ETI.
Ce type de drones doit répondre à mon sens à deux critères majeurs : une conception logicielle de base et un coût de série abordable.
Nous disposons d’un socle digital très profond, d’une capacité à faire du développement matériel d’objets de taille significative et à faire en sorte que ces objets puissent échanger avec des petits drones mais également avec des objets beaucoup plus gros comme un chasseur ou un AWACS, un MRTT ou un satellite militaire. Par ailleurs que ces drones doivent être certifiés pour s’insérer dans un trafic aérien non ségrégué, pour faciliter l’entraînement en temps de paix.
AURA AERO peut ainsi travailler sur des programmes nationaux ou en complémentarité avec les grands acteurs, en disposant d’un outil industriel qui a obtenu des agréments sur des avions plus légers, appliqués avec le niveau de maturité logicielle, de commandes numériques et de connectivité qu’on est en train de développer pour notre avion de 19 places.
L’Europe a besoin d’acteurs industriels à même de s’engager sur ce créneau des drones MALE. Nous sommes prêts à être mis à l’épreuve.

Après un Master en recherche aéronautique de l’Université Paul Sabatier de Toulouse et un début de carrière chez Airbus, Jérémy Caussade co-fonde en août 2018 l’entreprise AURA AERO, avec Fabien Raison et Wilfried Dufaud.
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