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Une menace de plus en plus intriquée
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01 mars 2020

Une analyse stratégique de la menace

Résultant des capacités de pays ou d’organisations à porter atteinte aux intérêts de la France, les menaces ayant une implication opérationnelle sont en constante évolution, tant sous l’effet de la compétition inhérente au jeu des relations internationales que par la multiplication de ces capacités, permise notamment par le facteur technologique.


Comme l’a identifié la revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, les menaces auxquelles la France est confrontée se sont à la fois diversifiées et amplifiées. Les dynamiques conflictuelles évoluent, du fait de l’ambition de plus en plus affirmée de certaines puissances, de l’émergence d’acteurs belliqueux et de la multiplication des zones d’instabilité. Dans un contexte mondial marqué par l’affaiblissement du multilatéralisme, on assiste à une compétition de puissance accrue entre pays. Celle-ci se traduit par des stratégies d’influence qui conduisent à un accroissement des tensions dans un certain nombre de zones géographiques, par exemple dans l’espace Baltique avec les pressions exercées par la Russie sur ses voisins directs, que ce soit à travers des incursions dans les espaces aériens (pays Baltes, Norvège) ou des actions offensives récurrentes dans le cyberspace. L’on constate également la résurgence de revendications territoriales, souvent anciennes, qui peuvent aboutir à des situations conflictuelles larvées avec des pics de tension (revendications turques autour des eaux territoriales chypriotes, revendications chinoises sur les îles Senkaku au Japon, e.g.) ou majeures comme dans le cas de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014.

Cette compétition se caractérise également par un accroissement notable des capacités militaires et industrielles au niveau mondial. Avec une augmentation générale des dépenses militaires, un important effort de modernisation et de développement des équipements militaires est poursuivi depuis plusieurs années par un certain nombre de pays. Si cet effort vise à compléter des capacités d’intervention et à rattraper un niveau de performance équivalent à celui des armements des armées occidentales, comme pour la Russie et la Chine, il s’agit également pour d’autres pays d’acquérir ou de renforcer une autonomie industrielle propre. La Turquie a ainsi développé progressivement une base industrielle et technologique de défense qui vise à s’affranchir des pays occidentaux. En s’appuyant dans un premier temps sur une politique de production sous licence et de transfert de technologie, puis en mettant en place une politique de partenariats puis d’exportation ciblés, la Turquie a réussi à développer une capacité industrielle qui permet d’équiper ses forces armées de manière plus autonome, et qui constitue par ailleurs, en soi, un levier pour la mise en place de coopérations vis-à-vis de certains pays émergents.

Trente ans après la chute du Mur de Berlin, le monde est ainsi devenu assez largement multipolaire, avec une multiplication des zones potentielles de conflit, le développement concurrentiel de capacités de production d’équipements militaires et un élargissement sans précédent du spectre de menaces. Toutefois, si le risque d’un conflit de haute intensité n’a jamais vraiment été écarté, la menace se concrétise aujourd’hui de manière bien plus ambivalente. Avec le terrorisme jihadiste, elle s’inscrit pleinement dans le cadre du continuum sécurité défense, concept porté par le Livre Blanc de 2008. Protection du territoire à travers l’opération Sentinelle, interventions au Sahel et au Levant, les capacités opérationnelles de la France sont largement sollicitées face à cette menace qui pose par ailleurs de nombreux défis. Il s’agit en effet d’un ennemi non étatique, hétérogène, qui prospère à la fois dans des zones d’instabilité où les Etats concernés n’ont pas les capacités pour intervenir, mais qui agit également sur le territoire national, ce qui relève pour partie de la sécurité intérieure. Par ailleurs, les modes d’action utilisés sont à la fois plus rustiques, tout en exploitant des technologies largement disponibles : messageries chiffrées, engins explosifs improvisé, drones, imprimantes 3D, etc., sans oublier les outils de la propagande djihadiste, qui s’appuient largement sur la diffusion via des réseaux sociaux.

«La possibilité de diffusion massive des informations… et de truquer celles-ci »

La menace terroriste illustre également l’évolution des moyens utilisés par des ennemis potentiels, qui s’inscrivent de plus en plus dans une logique de guerre « hybride », avec combinaison de moyens militaires conventionnels, de moyens dits asymétriques, et utilisation d’outils de communication de masse. Cette dernière dimension est de plus en plus prégnante et a donné lieu à l’apparition d’un nouveau type de menace. En effet, si l’outil de propagande a toujours été utilisé par les puissances au cours des conflits ou dans le cadre de leur politique d’influence, celui-ci a aujourd’hui évolué du fait notamment de la possibilité de diffusion à large échelle d’informations, à travers les réseaux sociaux notamment. Les manipulations de l’information désignent la diffusion coordonnée et délibérée d’informations fausses ou déformées, dans le but de nuire politiquement. Des « usines à trolls » russes aux actions d’ingérence étrangère dans la politique intérieure de certains Etats, les exemples de cette nouvelle forme d’action sont nombreux. Celle-ci n’est d’ailleurs pas le monopole d’organisations non-étatiques ou clandestines, au contraire elle fait l’objet d’une forme d’institutionnalisation par certains Etats, la Russie en particulier, qui s’appuie notamment sur des médias et organes de presse, tout en pouvant avoir recours par ailleurs à des groupes clandestins.

Les manipulations de l’information sont de fait facilitées par l’évolution de la technologie, de par la possibilité de diffusion massive et automatisée des informations, mais également grâce à la capacité de truquer celles-ci, le cas échéant, en ayant recours par exemple à des techniques de type deepfake. Le facteur technologique, s’il ne constitue pas en soi une menace, est évidemment un des éléments déterminants de l’évolution de celle-ci. Autrefois analysée sous l’angle de la performance des équipements militaires, et vue alors comme une capacité dans les mains des seuls Etats, la dimension technologique de la menace a fortement évolué. Sur le « haut du spectre », la compétition est toujours plus forte, avec en perspective l’ambition affichée par la Chine de devenir le leader sur un spectre très large de capacités technologiques (ordinateur quantique, intelligence artificielle e.g.) En parallèle, le développement et la production de technologies est aujourd’hui assez largement le fait d’acteurs privés qui, s’ils gardent un lien avec les Etats, poursuivent par ailleurs des objectifs qui leur sont propres, avec des ressources gigantesques comme dans le cas des géant de l’Internet. Les technologies se sont également largement diffusées, les rendant accessibles à des organisations disposant de ressources réduites comme évoqué plus haut.

La maîtrise d’un large spectre de technologies est un enjeu de compétition entre Etats, particulièrement pour celles pouvant conduire à une « rupture » telles l’hypervélocité, les différentes techniques d’intelligence artificielle, les biotechnologies, etc. Celle-ci se double d’une compétition pour l’accès aux ressources énergétiques et aux matières premières, qui restent indispensables pour la mise en œuvre de capacités opérationnelles et pour laquelle la dimension technique est également prégnante. Ainsi, sur le marché des terres rares, la Chine est-elle passée en une vingtaine d’année du statut de simple extracteur à celui de principal producteur de composants (aimants permanents e.g.), grâce à une politique d’investissement très active en aval de la chaîne de valeur, induisant un risque d’approvisionnement potentiel pour les pays occidentaux, qui sont en concurrence notamment avec la demande intérieure chinoise.

«Une visibilité à l'écosystème qui est sans pareille »

La multiplicité des menaces, qui n’est pas nouvelle en soi, évolue ainsi à la foi dans sa nature et dans l’intrication croissante des capacités : organisations non-étatiques ayant accès à des technologies nivelantes, Etats ayant recours à des moyens asymétriques, compétitions de puissance, technologique et économique accrues entre acteurs de plus en plus nombreux.

    
Benoît Rademacher, ICA
Benoît Rademacher est directeur du domaine armement et économie de défense à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM). Ses travaux portent sur les évolutions technologiques (industrie 4.0, Internet des objets, robotisation, etc.) et l’innovation, ainsi que sur les questions stratégiques liées à l’environnement (changement climatique, accès aux ressources naturelles). 
 

 

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