CHANGEMENT CLIMATIQUE
ENJEUX PHYSIOLOGIQUES POUR L’HOMME ET NOS ARMÉES
Le réchauffement climatique et les vagues de chaleur exposent nos militaires à intervenir dans des environnements climatiques de plus en plus extrêmes, aux limites de leurs capacités d’adaptation physiologique. L’IRBA s’y prépare, par des recherches sur la caractérisation du risque hyperthermique (individuel et collectif) et la prise en compte de cette vulnérabilité dans nos programmes d’armement.
© Kévin AULAS / armée de Terre / Défense
Notion de limite de résistance à la chaleur : des zones habitées pourraient devenir inhabitables
Dans ce contexte de dérèglement climatique, du fait de nos limites de résistance à la chaleur, des zones pourraient devenir inhabitables. Par exemple, une température humide (TH) (température tenant compte de la capacité d’évaporation du milieu) de 31°C ce qui équivaut à 36°C-60 % d’hygrométrie représenterait un stress thermique non compensable. Selon les projections du GIEC1 (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), en cas de réchauffement global de 2,4°C à 3,5°C d’ici la fin du siècle (trajectoire actuelle : +2,8°C en 2100), 30 à 40 % de la population pourraient être concernés par ces conditions.
Les enjeux opérationnels : quelles implications pour nos armées Évaluation du risque collectif
Le risque thermique environnemental dépend de la température de l’air mais également du vent, du rayonnement et de l’humidité relative (HR). Actuellement, en France, les alertes sont fondées sur les prévisions de température de l’air. Une meilleure prévention doit passer par l’intégration de ces autres variables. Il existe des normes en médecine du travail qui intègrent ces facteurs climatiques, utilisant des scores tels que le Heat index, la température humide (TH) ou le WBGT (Wet bulb Globe Temperature). Ces normes, intégrant aussi l’activité physique ou l’habillement, offrent une meilleure stratification du risque hyperthermique.
Remettre l’Homme au centre des systèmes d’armes
Ces normes d’emploi en médecine du travail montrent leur limite dans les armées. Le militaire est appelé à servir dans des situations qui dépassent les modèles établis. Ainsi, des abaques existent en milieu militaire, surtout dans les pays anglo-saxons. Utiles en situation d’entraînement, elles demeurent trop approximatives pour s’en contenter, notamment quand il s’agit de réfléchir aux conséquences du réchauffement. Ces normes ne peuvent pas suffire à définir le cahier des charges du facteur humain lors de la conception des programmes d’armement. Par exemple, les futures tenues de protection contre le risque NRBC doivent intégrer la question de l’hygrométrie sous-vestiale. Leur niveau d’étanchéité impacte les capacités d’évaporation, augmentant le risque hyperthermique. La réalisation d’essais chez l‘Homme permet de qualifier les performances du matériel. L’évaluation du risque physiologique pour une population demeure complexe compte tenu de la variabilité individuelle. Un apport de la recherche en physiologie est de renforcer son expertise pour évaluer dès le départ la contrainte thermique et physiologique prévisible.
L’enjeu de la physiologie intégrée : l’estimation du risque individuel au service de la collectivité
L’homme est un homéo-endotherme. Notre organisme régule sa température par des échanges bidirectionnels (vasodilatation) par conduction, convection et radiation et, par évaporation de la sueur (unidirectionnelle). Sa température centrale est maintenue dans une certaine plage dont l’équilibre dépendant de la contrainte thermique (37°C au repos). La température centrale peut ainsi augmenter (hyperthermie). En cas de stress non compensable, l’hyperthermie incontrôlée conduit à des risques pour la santé potentiellement mortels (coup de chaleur). Si le coup de chaleur d’exercice (CCE) est bien connu dans nos armées, les missions au Mali nous ont rappelé également le risque de coup de chaleur par une exposition passive au rayonnement thermique dans les véhicules.
La vulnérabilité individuelle
Le défi du réchauffement interroge sur la capacité à anticiper et stratifier le risque physiologique. En effet, la tolérance à la chaleur se caractérise par une variabilité intra et interindividuelle. Il n’existe pas de valeurs seuils de température centrale pour définir le risque hyperthermique. Une personne réalisant un effort physique peut rester performante en ayant dépassé les 40°C alors qu’une autre peut déclarer un CCE. De plus, nous n’avons pas la même tolérance selon notre état physiologique à un instant t. L’efficacité des effecteurs de la thermorégulation (vasodilatation et évaporation de la sueur) dépend de nombreux facteurs tels que l’âge, l’entraînement en endurance ou la qualité du sommeil. Afin de prévenir ce risque en santé mais également d’optimiser les performances physiques ou mentales, l’enjeu est de pouvoir modéliser la contrainte physiologique. Nous cherchons à quantifier la vulnérabilité individuelle dépendant de la résilience des mécanismes de thermorégulation face à des facteurs l’altérant (habillement, altérations du sommeil). Les modèles existants ne prennent pas en compte ces facteurs et, doivent être confrontés aux conditions extrêmes. Cet enjeu de modélisation implique une approche la plus holistique possible, intégrant des données anthropomorphiques, physiologiques, biologiques, épigénétiques et génétiques.
Enjeu du monitorage
Ainsi, la stratification du risque individuel, mais également au niveau collectif, implique d’avoir accès à des données en masse dans différentes situations pour différents individus. À ce titre, le monitorage physiologique constitue un axe potentiellement pertinent à développer pour appréhender la réponse physiologique en milieu écologique, militaire et approcher au mieux la contrainte réellement subie par les soldats. S’il ne se conçoit pas en situation opérationnelle, il permet néanmoins d’acquérir des informations en période d’entraînement, qui sont capitales pour l’augmentation des connaissances et assumer le rôle d’expertise en thermophysiologie, en particulier pour les armées. En outre, il peut devenir un instrument adjuvant de la préparation physique opérationnelle. Certains pays utilisent déjà ce dispositif dans l’aide à la détection de pathologies à la chaleur, principalement le coup de chaleur d’exercice. Ces systèmes pourraient également s’avérer d’une grande utilité dans l’accompagnement des périodes d’acclimatation et d’entraînement. Le suivi du statut physiologique permet d’identifier les groupes d’individu répondant moins bien à la préparation et, par conséquent, pouvant justifier d’un entraînement adapté. Le développement du monitorage de terrain, de nouveaux outils de traitement de données, et des technologies d’intelligence artificielle doit permettre d’élaborer cette modélisation de la réponse physiologique la plus individualisée possible.
L’impact du réchauffement climatique pour les armées implique donc une réflexion replaçant l’Homme au sein de son environnement matériel. L’amélioration de la résilience physiologique ne peut être dissociée des projets d’armement où il apparait de plus en plus que la limite n’est plus matérielle mais bien humaine. La compréhension des défis physiologiques doit également infuser dans les processus amont de réflexion sur le cadre d’emploi futur de nos militaires. À ce titre, la favorisation des échanges et de la coopération avec le monde de l’ingénierie est non seulement souhaitable mais également indispensable pour répondre aux exigences de nos armées.
1 - Voir le Rapport de synthèse du 6e rapport d’évaluation du GIEC, adopté en mars 2023 en présence des représentants des 195 pays membres du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.
Praticien certifié en recherche en physiologie du Service de Santé des Armées, Pierre-Emmanuel Tardo-Dino est physiologiste spécialiste de la thermorégulation. Il est en charge des questions liées aux expositions à la chaleur au Département Environnements Opérationnels de l’Institut de Recherche Biomédicale des Armées, à Bretigny-sur-Orge.
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