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31 janvier 2021

DE LA MER A LA SAVANE
COOPÉRATION INTERNATIONALE ET CHOCS CULTURELS

Publié par Matthieu Dolain | N° 122 - Les Forces Spéciales

Les commandos des opérations spéciales vivent quotidiennement une aventure presque monacale, en marge du système militaire traditionnel auquel ils appartiennent et dont ils dépendent. Pour les non-initiés à leurs us et coutumes, leur attitude et leur comportement dénotent. On peut s’en agacer. Ces fortes têtes « incommandables » devraient rentrer dans le rang, se soumettre davantage aux cadres et aux standards généraux. On peut aussi s’en intriguer. Finalement, comment ces organisations humaines originales sont-elles capables de mener des opérations de guerre aussi innovantes et complexes avec un rapport coût/efficacité aussi important ?  


Si aujourd’hui l’intérêt des « forces spéciales » (FS) ne fait plus vraiment débat, leur originalité n’a pas fini de faire polémique. Une mode dont on finirait un jour par se lasser. Dès lors, peut-on vraiment affirmer que leur réussite opérationnelle dépend de cette singularité culturelle ?

En 2008, une force militaire constituée par des nations de l'Union européenne (EUFOR) se déploie au Tchad et en République centrafricaine. Ce contingent, fort de plus de 3000 soldats et doté de moyens conséquents, doit sécuriser une vaste zone frontalière avec le Soudan, afin de protéger l’aide humanitaire internationale. Pour y parvenir, il bénéficie notamment d’un groupement de FS, comprenant des unités irlandaises, autrichiennes, suédoises et belges. A la demande du commandement des opérations spéciales, le commando Hubert lui fournit un groupe de dix commandos qui devront effectuer des reconnaissances spéciales, au moyen de véhicules tactiques, à partir d’un camp de base situé à Abéché à l’est du Tchad.

C’est une mission un peu particulière pour nous, nageurs de combat, que d’être engagés au Sahel; sans pour autant être une totale découverte. En effet, nous avons tous une riche expérience opérationnelle, notamment en Afrique. La plupart d’entre nous avons aussi mené ce type de raids motorisés dans les vallées arides du sud de l’Afghanistan. Nous avons tous suivis de nombreuses formations et entrainements pour pouvoir affronter l’ennemi dans tous les milieux et avec tous les moyens possibles.  Mais quelque chose de plus inattendu vient pourtant heurter brusquement nos certitudes. Il s’agit du « choc culturel » !

L’« EUFOR Tchad/RCA » est un melting pot de nations et d’unités militaires qui ne sont pas habituées à travailler ensemble. Pour compliquer le tout,  ses membres  doivent cohabiter avec « Epervier », une opération française déployée sur le même périmètre géographique. Enfin, contrairement à nos homologues européens, les FS françaises dépendent ici presque entièrement des infrastructures et du soutien logistique des armées conventionnelles. Nous nous immergeons donc dans un environnement humain plus inhabituel qu’à l’accoutumée. Et contre toute attente, ce sont les interactions avec nos compatriotes chargés de notre soutien qui se révèlent les plus délicates. 

Un sentiment d’hostilité se fait immédiatement ressentir lorsque notre groupe se déplace sur la base, le « Star camp », lunettes de soleil sur les yeux et arme de poing à la ceinture. Les contrastes des tenues et des attitudes renforcent spontanément une défiance réciproque au sein de la garnison française. Que faire ? La vie quotidienne se mue alors en une sorte de manœuvre de contre-insurrection. Il nous faut essayer de gagner les cœurs et les esprits. Pour cela, nous essayons de nous adapter afin de combattre les sentiments non coopératifs. Nous devons faire en sorte de ne pas transgresser les codes dominants. Il s’agit, par exemple, d’éviter de porter des « midships », ces sandales réglementaires de la Marine, lorsqu’on veut se décontracter les pieds après une longue patrouille en zone de combats. Il faut changer nos coutumes varoises, en évitant par exemple de se déplacer en peignoir entre la douche et le dortoir. Il faut trouver des subterfuges afin d’être capable de répondre à une alerte opérationnelle le weekend quand les soutes à munitions restent inexorablement fermées. Il faut aussi communiquer, montrer nos armements et nos équipements mystérieux, expliquer ce que l’on est et ce que l’on fait. Or cela ne se passe pas toujours sans accrochage. La bataille s'engage généralement à chaque retour sur le camp, au moment où nous avons besoin de relâcher la pression.

Bientôt, c’est avec un certain soulagement que nous déménageons vers une zone de vie réservée aux FS. Mais cette délocalisation nous éloigne de notre soutien matériel, dont nous dépendons largement. Pour remédier provisoirement à cette situation, nous demandons l’asile aux Autrichiens, qui nous accueillent avec bienveillance. Nous obéissons au même commandement, mais c’est surtout parce que les relations avec nos homologues européens sont excellentes qu'ils acceptent de nous accueillir dans leurs propres quartiers. 

Echanges de traditions guerrières

Un jour, un officier autrichien nous taquine en nous montrant l’une de leurs mitrailleuses MG42. Dans un français parfait, il s’exclame en plaisantant : « Argh, ça marchait bien en Normandie ! » (Sic). L’un d’entre nous, lui répond avec le sourire : « Mais pour gagner une guerre il faut des bons tireurs, n’est ce pas ? »
Un autre jour, les soldats finlandais, qui sont en charge de protection de la « zone FS », nous invitent cordialement dans leur sauna règlementaire. Quel honneur de découvrir ces traditions scandinaves, tout en reprenant des forces entre deux longues patrouilles poussiéreuses !

 

Depuis notre arrivée, nous échangeons facilement et spontanément avec les militaires étrangers, indépendamment de leur nationalité et de leur fonction. Bien sûr, c’est avec les autres FS que les interactions se passent le mieux. Nous partageons ce même sentiment d’appartenance à une communauté particulière. Leur maturité opérationnelle, leur curiosité intellectuelle et leur sens de l’engagement nous rapprochent. Une même passion pour notre métier nous unit. La capacité d’adaptation, l’ouverture d’esprit et la décontraction, qui nous différencient en apparence des autres militaires, forment maintenant un creuset de valeurs communes. Et puis nous faisons toujours preuve de bonne humeur, ce qui facilite les choses. Ces relations humaines vertueuses se transposent naturellement sur le terrain, où chacun agit avec motivation et professionnalisme pour la réussite de son travail.

Ce récit peut sembler anecdotique. Pourtant, il montre l’importance de la dimension culturelle au sein d’une organisation militaire. Or, ce facteur humain n’agit pas forcément comme on en préjugerait. Les relations interculturelles se retrouvent parfois exacerbées au sein d’armées supposées homogènes. Paradoxalement, le facteur culturel peut avoir des effets positifs dans une organisation militaire a priori hétérogène. Sur ce point, l’EUFOR a été un laboratoire de coopération, où les normes et les valeurs partagées par les hommes et les femmes des unités spéciales ont joué un rôle majeur. Ce n’est probablement pas un hasard si l’opération militaire actuelle de l’Union Européenne s’articule autour d’une « Task Force » de FS, et qu’elle se prénomme « Takouba », l’arme d’un combattant singulier.

 

Véhicules de patrouilles spéciales du commando Hubert. (Photo « combat caméra team » suédoise) 

 
Matthieu Dolain
 
Architecte DGA IP sur le SCCOA depuis
2018. A exercé 17 ans dans la Marine
comme opérateur puis chef de groupe
d’actions spéciales au sein des commandos
de Penfentenyo, Jaubert, Hubert puis
à l’Ecole de plongée en tant qu’adjoint au
directeur de formation des nageurs de
combat.
 

 

Auteur

Matthieu Dolain
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