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Tiré de Oumpah-pah l’intégrale, de René Goscinny et Albert Uderzo, éditions Albert-René
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24 février 2021

J'AURAI DONC ETE MISTER Q

Quatre ans en centre d’essais, trois ans au COS, trois en direction de programme, puis l’industrie. Agir autrement, du concept au matériel de guerre : une histoire qui n’est pas finie.

 


« Trois à cinq ans dans un poste technique en province, trois ans en rayonnement, et un retour en direction de programme ». Tel était le parcours que le délégué avait proposé aux jeunes ingénieurs de ma génération. Cela m’allait à merveille. J’avais sciemment opté pour un corps technique et militaire. Il me permettait de satisfaire mon goût pour ce beau métier d’ingénieur, que je ne connaissais pourtant guère au moment de le choisir. Il me permettait aussi de répondre à un mystérieux appel des armes, avec ce qu’il apporte de sens, de grandeur et d’engagement. Alors, après quatre années formatrices et heureuses dans un centre d’essais, pourquoi ne pas rayonner à l’état-major du COS ? J’étais ingénieur principal. Je n’avais pas encore trente ans. Quand l’occasion s’est présentée, au début des années 2000, je n’ai pas hésité beaucoup.

Les forces spéciales forment un microcosme peu connu, ce qui est heureux. Elles aiguisent la curiosité, ce qui est normal. Elles véhiculent quelques mythes et les entretiennent parfois, ce qui n’a pas que des inconvénients. Des guerriers d’élite triés sur le volet et surentraînés, qui agissent dans l’ombre mais de manière fulgurante, grâce à du matériel hypersophistiqué, des budgets surabondants et des procédures d’achats mystérieuses mais extrêmement efficaces. Tout n’est certainement pas faux, mais tout n’est pas vrai non plus, loin de là.

Être affecté au COS

Être affecté au COS, c’était le découvrir de l’intérieur. C’était bien sûr et peut-être d’abord se retrouver au cœur d’un état-major opérationnel. Cela permettait de participer aux séances de sport, de tir ou d’entraînement aéroporté. Cela permettait aussi de prendre part aux opérations que ce soit pour des missions d’expertise technique (lutte contre les engins explosifs improvisés), de déploiement de matériel (systèmes de radio) ou d’analyse du renseignement. C’était l’époque de l’Afghanistan et de la Côte d’Ivoire, où, bout à bout, j’aurai passé six mois. Et puis, l’état-major avait pour devise « Faire autrement ». Cela exigeait aussi de penser autrement, et nous étions quelques-uns – le commissaire, le médecin, l’officier de liaison gendarmerie – à contribuer informellement à l’identification de solutions hors des sentiers battus, par notre capacité à poser des questions ou à proposer des points de vue.

 

Être affecté au COS, c’était aussi apporter une culture de l’équipement et de la direction de projets, culture quelque peu dépaysée dans un milieu militaire qui, dans l’ensemble, n’y connaissait strictement rien. Les plus brillants des officiers enchaînaient les postes opérationnels sans guère passer par les sections techniques ni par les Bureaux Systèmes d’Armes. Du caporal au général commandant, beaucoup daubaient sur leur matériel, un peu par habitude, sans trop y penser. La DGA était aussi mal vue que mal connue. Les industriels étaient considérés comme des exploiteurs grassement payés. Cela faisait le sujet de polémiques fraternelles et interminables au mess, où, heureuse époque, l’on était encore servi à table. La conclusion était immanquablement que les ingénieurs de la DGA et les industriels formaient une sorte de technostructure de malfaiteurs, en dépit de tous ceux qui étaient personnellement connus ; ces derniers – parents, amis, voisins – faisaient presque tous exception et s’avéraient des gens très bien. Ma foi, c’était déjà un résultat. J’étais plus agacé lorsque j’entendais des officiers parfois très supérieurs pester contre tous ces bureaucrates des états-majors ou de la DGA, sempiternellement accusés d’être trop lents à signer des actes de mise en service ou des commandes qu’eux-mêmes, au COS, refusaient catégoriquement de parapher. C’était la source de lassants blocages.

Goscinny se serait-il inspiré des forces spéciales ?

Vous ne me croyez sans doute pas, mais l’histoire des rangers à semelles inversées est authentique. Je me suis demandé si l’adjudant qui portait le projet n’avait pas trop lu les aventures d’Oumpah-Pah le Peau-Rouge, mais il avait rédigé une expression de besoin motivée et réfléchie. Le projet – une dizaine de paires, de quoi équiper un groupe commando – fut donc validé et dûment réalisé par un maître bottier. L’expérimentation donna satisfaction, mais pas au point de généraliser le résultat : la micro-dotation fut jugée suffisante. Évidemment, le jour où j’ai été inspecté par le Contrôle Général des Armées, j’avais placé sur le haut de ma pile quelques dossiers que je jugeais sérieux : un périscope pour nageur de combat, des lunettes de tir à vision déportée, des jumelles IR miniaturisées. Ledit contrôleur préféra toutefois choisir lui-même l’objet de son audit. Il promena son doigt sur mon étagère et, avec un flair aussi sûr que celui de l’inspecteur du Petit Nicolas, l’arrêta au hasard sur un dossier plus fin que les autres. Le destin avait choisi. Il avait choisi les rangers d’Oumpah-Pah. J’ai donc dû présenter la rangers à semelle inversée à mon contrôleur, en gardant un imperturbable sérieux. Grandeur et servitude de Q...

 

Être affecté au COS, c’était enfin porter l’ambition de transformer le « Agir autrement » en spécifications techniques et en matériel de guerre. La gageure était d’autant plus ambitieuse que le COS ne disposait pas de réelles prérogatives dans ce domaine : il relevait de la ligne interarmées « Opérations » et non pas des trois lignes organiques jalousement indépendantes que chapeautaient respectivement l’EMAT, l’EMAA et l’EMM. Il fallait donc savoir convaincre, naviguer et se montrer tour à tour chargé de prospective ou d’études amont, officier de programme, directeur de projet – et aussi diplomate, pédagogue, honnête intermédiaire voire chauffeur de camionnette.

Être affecté au COS, c’était ainsi gérer un portefeuille assez hétéroclite de projets. Mon premier dossier de suivi, je l’ai signé en tant qu’officier de programme, pour le Caracal, lancé dans la foulée du 11 septembre. J’assurais la même fonction pour un système de radio en normeAPCO-25, naturellement baptisé Syranos (SYstème de RAdio Analogique Numérique pour Opérations Spéciales). J’assurais la maîtrise d’ouvrage de plusieurs projets de taille intermédiaire – un ballon captif équipé de moyens radio et d’observation, des jumelles de vision nocturne américaines, des postes-radio ou des moyens d’analyse du renseignement, une sorte de pré-Palantir avant l’heure. Je coordonnais également les activités de recherche de matériel innovant pour l’ensemble des unités, avec la possibilité de financer chaque année une petite centaine d’achats allant de quelques milliers à quelques dizaines de milliers d’euros : de quoi mouler une caméra de surveillance dans une fausse pierre en latex ; des réservoirs largables télécommandés par sonar ; quelques micro-drones de l’époque où il fallait encore les piloter avec les pouces ; des rangers avec des semelles montées à l’envers pour tromper l’ennemi sur la direction prise ; et j’en passe beaucoup.

Ce n’était pas du bricolage – je devais y veiller – mais c’était remarquablement varié. Le chef d’état-major, avec son goût pour les aventures de 007, m’avait surnommé Q. C’était à la fois un sobriquet et un signe de reconnaissance. Je ne l’ai pas oublié.

J’aurai donc été Q.


Parcours d’ingénieur. Parcours d’officier

Trois ans, une affectation au COS passe vite. J’ai ensuite retrouvé la DGA, la maison-mère à qui je dois tant, comme directeur de programmes, de vrais programmes comme la DGA sait les conduire. Puis l’ingénieur que j’étais eut une explication avec l’officier que j’étais. Il le convainquit qu’il avait besoin de découvrir de l’intérieur ce qu’était la maîtrise d’œuvre et l’industrie, et je déposai ma casquette. Mais, s’il n’est pas facile de rejoindre les forces spéciales, il est parfois plus difficile encore de les quitter tout à fait. Après quelques années de contacts simplement amicaux, quand l’occasion s’est présentée de revenir comme réserviste, je n’ai pas hésité beaucoup. L’état-major a déménagé, s’est beaucoup étoffé, mais il faut encore y penser en dehors des sentiers battus, il faut encore y transformer le « Faire autrement » en matériel de guerre. Sur les questions d’équipement, les rhumatismes n’ont guère changé, et les enjeux opérationnels non plus – toujours aussi sérieux.


 

Auteur

Kiou Q
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