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En Allemagne, ce tronçon de l’autoroute A29 a été construit sur une ancienne piste de l’OTAN... qui a retrouvé son ancienne vocation pour des exercices
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28 juin 2023

DUALITÉ À TOUS LES ÉTAGES

Dans l’image de deux mondes, civil et militaire, entre lesquels il faut tisser des liens qui profiteront aux deux, les domaines sont séparés, et les échanges peuvent être décrits. En fait il n’y a pas de frontière.


D’abord c’est le délicat bricolage d’équipements civils. La plupart des porte-avions utilisés un jour dans le monde ont été des paquebots modifiés.

Le HMS Argus, premier vrai porte- avions construit à partir d’une coque de paquebot en 1918

Le HMS Argus, premier vrai porte- avions construit à partir d’une coque de paquebot en 1918

Ensuite le militaire, qu’il s’agisse des connaissances, des technologies, des infrastructures, repose sur une base civile. Le réseau Rubis des secours de la gendarmerie a été inutilisable faute d’alimentation électrique lorsque le Rhône a débordé au-delà de ses digues.

Enfin la satisfaction de besoins militaires très sévères risque rapidement un retard face à des nouveautés civiles. La défense cyber est née après la menace, et la lutte anti essaims de drones balbutie.

C’est bien ce que montre l’évolution des apports passés.

A l’aller : c’est nous les premiers : le militaire c’est mieux, mais pas longtemps

Au départ, les liens sont inutiles, il n’y a pas de dualité, car le militaire est plus performant. Il est même le seul : navigation radio, infrarouge, sonars, propulsion solide… Le problème est qu’il reste en service plus longtemps et son avantage relatif décroît. Le militaire c’est mieux, mais pas très longtemps. Dans un essai de résistance aux explosions sous-marines d’une frégate, le radar civil a tenu, et le radar militaire, plus ancien, n’a pas supporté le choc. Le PMF (processeur militaire futur) a abouti, mais dès sa sortie il est devenu dépassé et inutile.

Le transfert est idéal quand l’avance est de plusieurs années, ou quand les technologies répondent à des exigences que le civil ne peut pas se payer seul. De nombreux cas sont décrits dans ce magazine. Le civil n’apporte alors pas des solutions mais une assise technologique et industrielle.

Il reste un préjugé que les développements militaires sont optimisés et peuvent continuer seuls, d’où un retard possible ou un coût inutilement élevé : radio du fantassin, traitement d’image, communication, IA.

Au retour : le meilleur du civil

La vitesse d’innovation dans le civil, au marché plus large, est souvent beaucoup plus grande que ce qui est spécifiquement militaire, freiné par les faibles quantités produites ou simplement par ignorance : le recours au civil est souvent indispensable, car les besoins civils atteignent des performances et des coûts inaccessibles à des utilisateurs de défense. Par exemple, les processeurs des radars les plus performants sont empruntés à l’automobile… Chat GPT a mis deux ans à se diffuser très largement, moins que la durée de décision de lancer un programme d’armement…

Les transferts sont possibles et nécessaires, à tous les niveaux de dualité : technologie, équipements, compétences, méthodes et mensonges, croissance commune.

Si la question est «le militaire peut-il se passer du civil ?» la réponse est non, la dépendance est extrême, des infrastructures aux technologies et des compétences aux structures industrielles.

L’aller-retour : le bidual

On peut rêver de renvois d’ascenseur, de remerciement du civil pour les techniques militaires qui lui ont profité. Il n’en est rien, sauf peut-être dans les méticuleuses discussions budgétaires de répartitions des fonds de tiroir. Comme métaphore, on se souvient qu’il existe un isomorphisme canonique entre un espace vectoriel et son bidual (le dual de son dual), mais uniquement quand l’espace de départ est de dimension finie. Le nombre de technologies est infini, donc pas de retour évident.

Un mélange dès le départ, le double usage

Le double usage devient une nécessité, selon des technologies communes, souvent tirées par le civil : substances énergétiques, communications, logiciels.

La chaîne d’approvisionnement est évidemment duale. Ce qui distingue les stocks stratégiques est le délai de montée en puissance (stocks immédiats ou matière premières et composants) de leur utilisation. Les stocks civils sont essentiels pour l’industrie mais leur insuffisance ne bloque pas la marche instantanée du pays.

Coopérer, comme dans le civil des grandes sociétés, ce n’est pas éparpiller la BITD entre les pays à proportion de la complexité des systèmes : l’assurance qu’est la dualité ne doit pas être détricotée. Dualité signifie dépendance, il n’est pas nécessaire que la BITD européenne l’augmente ; la souveraineté est duale ! Peut-on coopérer dans les programmes de défense et être opposés dans l’industrie civile ? On ne gère pas de la même façon les pure players d’armement et les sociétés ordinaires ou duales.

Les nouveaux horizons sont plutôt duaux : espace, cyber, géographie. Cela est d’abord raté, puis observé, puis recommandé. Après le bombardement par erreur en 1999 de l’ambassade de Chine à Belgrade mal localisée par les USA, le responsable local de FedEx s’étonnait, car il connaissait les lieux et y livrait régulièrement des colis. Alors que depuis Galileo, l’usage dual de l’espace européen est complètement admis, la première «stratégie spatiale pour la défense et la sécurité» de l’Union européenne en mars 2023 prévoit que les projets spatiaux seront désormais développés pour un usage dual (civil et militaire) et non exclusivement civil.

Ce qui est commun : problèmes, base et méthodes

De très nombreuses préoccupations sont partagées : la prospective climatique, la disponibilité des infrastructures, l’accès aux matières et aux composants. Par exemple, la vision de défense des pays Baltes se concentre plus sur la pérennité des infrastructures que sur l’outil de défense proprement dit. La politique de protection informatique du DoD américain vient directement de société civile.

Des problèmes sont communs, et les réponses ne le sont pas forcément les mêmes. La CNCDH demande l’accès à l’explicabilité de l’IA. Il s’agira très probablement de dire quelles décisions sont prises en fonction de quels critères, sans pour autant assurer l’utilisateur de la pertinence des décisions prises. Si c’est un bon indicateur de performance de l’IA, il n’est pas sûr que les militaires s’en contentent. Risquer d’écraser un piéton ou de tuer un hostile, le débat n’est pas clos.

Et bien sûr la langue de bois est de plus en plus duale dans la conduite des projets. Les secrets d’un bon programme sont les mêmes, les erreurs sont similaires. A la lecture des 48 recommandations de la NAO (National Audit Office) sur les programmes majeurs civils et militaires on peut presque les remplacer par une analyse d’intelligence artificielle pour trouver les points sensibles ou les erreurs à éviter, de la confiance aveugle des grands décideurs ignorants sans s’assurer du soutien moral de tous, à une description de détail trop explicite au départ. «Diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu’il faut pour ne plus les voir», ironisait G.Dumézil en plagiant Descartes. Là aussi les méthodes toutes faites sont un danger car elles éliminent les spécificités.

En quoi le militaire diffère-t-elle du civil ? Par les règles

Le militaire sert à faire la guerre, c’est évident, et c’est pourquoi des règles spécifiques s’appliquent : pas de fabrication, pas d’export sans autorisation ; pas de transfert au civil, pour des raisons de confidentialité et de dangerosité. Il est l’apanage de l’Etat (du moins dans la plupart des pays) et financé comme tel. Avec des curiosités : les gaz lacrymogènes sont des armes chimiques interdites pour la guerre, mais autorisées pour un emploi civil.

Mais la frontière par la technologie est devenue floue. Aussi les biens à double usage sont contrôlés par l’arrangement de Wassenar. Pour d’autres raisons, les composants et équipements lorsqu’ils transitent par les Etats-Unis peuvent être «itarisés», c›est-à-dire localement interdits d’emploi. La dualité n’est plus en ce qui est civil ou militaire, mais sensible ou pas, voire national ou pas. Le militaire n’est pas une garantie d’excellence ou d’efficience. J’ai pensé plusieurs fois devant des réalisations dites innovantes : «mon fils fait pareil avec son téléphone» !

L’économie de guerre, c’est à dire la résilience et la préparation, sera une base civile pour une montée militaire en puissance et en assurance. Ce qui la préserve est fondamentalement dual.

Stulta lex sed lex ? (la loi est stupide mais c’est la loi)

Des questions interdites… et pourtant réelles sont traitées différemment : quelle liberté à enfreindre des méthodes et règles fixées, ou à faire comme si les nouvelles règles en cours de finalisation ne comptaient pas ; quelle rigueur pour respecter l’environnement ? Le droit est dual. Officiellement la conformité est aussi rigoureuse dans les deux applications ; dans la pratique il y a un doute, propre à chacun. Il semble que le jugement est souvent plus sévère si l’application est civile. Les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) doivent-ils s’appliquer aux sociétés d’armement en temps de crise? Quelle priorité entre performances, coûts, délais et loi ?

L’épais manuel de droit des opérations militaires du ministère des Armées, à l’approche très juridique, ne s’applique pas à l’équipement des forces et sa longue lecture est dont peu utile ici.

LPM : ça va être compliqué

Peut-être un peu plus que précédemment, la LPM ne laisse pas de marge pour développer et acquérir des équipements non définis aujourd’hui. Or la défense est faite pour faire face à l’inconnu, ce qui exige des marges ou au moins une méthode pour les constituer en supprimant des capacités, de la même façon qu’au bridge tout l’art est dans la défausse. Il est certain que nous aurons des conditions d’emploi non prévues. Une autre raison est l’avènement de besoins venant du civil, qui génère des innovations à un rythme plus élevé que celui du renouvellement des plans à 5 ans que sont les LPM. La dualité provient plus de l’industrie que du Minarm… Nous aimons trop le passé !

Sur un total de 100%, la part d’un type de matériel donné, par exemple les avions, diminue, tout simplement parce que de nouveaux types apparaissent, par exemple l’espace, le cyber ou les drones. C’est d’ailleurs comme cela que des industriels disparaissent en ratant le virage d’un nouveau marché. La dualité nécessaire c’est d’observer de près ce qui se passe ailleurs.

En caricaturant il vaut mieux flexibilité plutôt que cohérence dans un monde qui ne connaît aucune stabilité.

Porosité à tous les étages : des IA duaux !

En résumé un défi pour les acteurs de l’armement est d’être en phase avec les évolutions des applications techniques de tous bords.

Les IA, militaires à vocation duale

L’enseignement initial (ENSTA, ISAE) doit être dual, le corps des IA militaire, les compétences duales (et surtout actrices dans les décisions de haut niveau), la vision globale permanente. Chez les IA il faut savoir chercher, apprécier et respecter les spécialistes. Ne faire progresser que les pilotes de grands projets, même si c’est ce que nous savons bien faire, risque de conduire à encore plus d’ignorance des liens de dualité, et donc à des trains ratés. Dans ces conditions, il serait bon de disposer d’un stock stratégique d’ingénieurs !

L’armement est un mode de pensée à préserver, et pour reprendre un mot à la mode, la dualité doit être native : non pas une prise de conscience épisodique que l’autre monde a bien avancé sur mon domaine, mais une sensibilité permanente, qui évite retards ou déclassement ; c’est sur le tas et tout au long des années de travail que la dualité doit continuer. C’est un état d’esprit de remise en question plutôt que de certitude des compétences, ce qui est parfois peu intuitif quand on regarde les grandes réalisations dont nous sommes fiers. Le monde civil bouge plus vite que nous pensons. Alors, ouvrons la porte, même si on croit savoir qu’il n’y a rien derrière !

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Denis Plane, IGA

Denis Plane a commencé sa carrière sous le signe du naval à Toulon puis au STCAN. Passant par les missiles, le service technique des systèmes navals puis le service technique des technologies communes, il dirige la direction des programmes de la DGA jusqu’en 2003.

Auteur

Denis Plane, a commencé sa carrière sous le signe du naval à Toulon puis au STCAN. Passant par les missiles, le service technique des systèmes navals puis le service technique des technologies communes, il dirige la direction des programmes de la DGA jusqu’en 2003. Voir les 29 autres publications de l'auteur
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