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04 juillet 2024

ÉCONOMIE DE GUERRE : STOP OU ENCORE ?
UN CONCEPT À MANIER AVEC PRÉCAUTION

Publié par Renaud Bellais, Group Chief Defence Economist de MBDA | N° 132 - MONTÉES EN PUISSANCE

La notion d’économie de guerre a suscité des débats dans les médias à la suite du discours du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, fin mars. Les critiques se sont multipliées du Point aux Échos en passant par Charlie Hebdo. Ceci montre que l’emploi de ce concept par le Président de la République, sans définition claire, pose un problème de compréhension et d’appréciation. Que faut-il entendre par économie de guerre du point de vue économique ? 


L’économie de guerre n’est pas un concept théorique, mais plutôt le constat d’une transformation du fonctionnement de l’économie afin d’accompagner les engagements militaires lors d’un conflit majeur. D’un point de vue historique, elle a pu être observée principalement pendant les deux guerres mondiales. L’économie de guerre est avant tout un constat et non un modèle préconçu ou théorique. Il s’agit d’une analyse ex-post du choc de transformation indispensable pour gagner une guerre jugée décisive, voire existentielle.

Le contexte des guerres mondiales restant heureusement extraordinaire, est-il possible d’identifier un point de basculement ? Existe-t-il un seuil à partir duquel nous pouvons considérer être entrés en économie de guerre ? Ce « tipping point » n’est pas facile à établir d’un point de vue théorique, mais il est possible d’identifier plusieurs dimensions déterminantes.

L’économie de guerre se caractérise par une mobilisation massive de la population, non seulement dans les armées, avec un bond phénoménal des effectifs militaires, mais aussi au sein de l’économie. Ainsi, l’intervention américaine en Afghanistan s’apparente plus à une opération extérieure qu’à une guerre avec un effectif d’environ 100 000 soldats déployés, alors qu’il y avait 12 millions de soldats sous les drapeaux en 1945 (ou encore un demi-million déployés au Vietnam). Il en est de même pour les OPEX de la France au cours des trois dernières décennies.

La taille des armées et l’ampleur des opérations conduisent à un niveau de dépenses militaires sans commune mesure. En deçà de 5 % du PIB pour une économie avancée, la défense reste un acteur marginal de l’économie. Nous changeons d’échelle quand les efforts militaires se rapprochent de 10 %, comme c’est le cas en Russie aujourd’hui. Toutefois, la réelle rupture se produit certainement au-delà de 20 % : la part de l’économie mise au service des armées est telle que nous passons dans une autre dimension. La France et le Royaume-Uni ont consacré un quart de leur PIB aux dépenses militaires pendant la première guerre mondiale, les États-Unis jusqu’à 43 % en 1944.

Le passage en économie de guerre n’est toutefois possible qu’à la condition d’avoir une industrie mobilisable de taille suffisante effectivement mise au service des armées. Pendant la Guerre de sécession (qui peut être considérée comme la première guerre industrielle), le passage en économie de guerre n’a été que partiel dans le Sud, contrairement aux États du Nord, faute d’une réelle base industrielle locale.

Ce passage constitue un véritable Zeitenwende (changement d’époque) non seulement quantitatif mais aussi qualitatif, car les modalités de fonctionnement de l’économie sont profondément modifiées. Pour soutenir l’effort de guerre, il n’est plus possible de recourir à des appels d’offre afin d’attribuer les marchés publics. L’urgence impose de recourir à des commandes en régie avec des contrats à remboursement de coûts. Avec raison : pendant la deuxième guerre mondiale, les États-Unis ont produit 80 000 chars de combat, 41 milliards de cartouches, 4 millions d’obus, 75 000 navires et 300 000 avions en quatre années.

De plus, les armées ne peuvent pas laisser faire le marché pour gérer la production : les troupes doivent être livrées en temps, en heure et avec les quantités attendues. Afin de minimiser les risques, les armées mettent en place un système de planification qui s’avère intrusif jusque dans le fonctionnement des entreprises. En d’autres termes, nous sortons d’une économie de marché de manière à garantir une maîtrise de bout en bout des approvisionnements. C’est d’ailleurs l’origine du Pentagone, bâtiment qui a été construit à partir de 1941 pour accueillir les équipes gérant l’effort de guerre.

La mobilisation d’une large part de l’économie au service des armées aboutit à un effet d’éviction vis-à-vis du secteur civil. Les niveaux de production militaire sont tels qu’il existe une concurrence pour des ressources qui s’avèrent d’emblée insuffisantes. La défense étant une priorité, l’État est en mesure de surenchérir vis-à-vis des clients civils pour l’accès aux ressources en acceptant de payer plus cher. Il peut aussi mettre en place des mesures exceptionnelles de réquisition si les incitations de marché s’avèrent insuffisantes pour orienter spontanément les ressources vers les besoins militaires.

Ces différentes dimensions ne sont pas réunies en France aujourd’hui. Comment pouvons-nous alors considérer les propos du Président de la République à Eurosatory en 2022 ? Lors de ses vœux aux armées en janvier 2024, Emmanuel Macron est revenu sur son discours pour le mettre en perspective. Plus que d’être réellement déjà entrée en économie de guerre, la France doit se mettre en ordre de bataille afin d’être en mesure de basculer rapidement et efficacement au service d’une remontée en puissance des armées.

Pendant trois décennies, la France a dimensionné son effort de défense pour un temps de paix, les opérations extérieures ne nécessitant pas une réelle mobilisation de l’économie. Les tensions entre les États-Unis et la Chine et, plus encore, la guerre en Ukraine ont souligné que nous étions allés trop loin dans la contraction de la base industrielle de défense.

En 2023, La Lorraine réussit un tir de missile de défense antiaérienne Aster 30 - © Marine nationale

D’ailleurs, les États-Unis ont conservé une importante industrie de défense après la deuxième guerre mondiale afin de ne pas se trouver à nouveau dans la situation de panique de la fin des années 1930, mais la leçon a été quelque peu oublié après l’effondrement de l’Union soviétique dans les pays de l’Alliance atlantique.

La situation actuelle est certainement comparable à ce que les États-Unis ont connu pendant la guerre de Corée avec la nécessité d’avoir une industrie plus importante et agile. Sans revenir aux mécanismes de planification de la deuxième guerre mondiale, le Pentagone a eu besoin d’avoir un certain contrôle sur les activités industrielles. Ceci a abouti en 1950 au Defense Production Act, qui a servi de source d’inspiration pour la Loi de programmation militaire 2024-2030.

« NÉCESSITÉ D’AVOIR UNE INDUSTRIE PLUS IMPORTANTE ET AGILE »

Le ministre des Armées expliquait dans Les Échos en mars 2023 : « Il faut que les industriels soient en situation de produire davantage, plus vite, à tout moment et à des coûts raisonnables. » Cependant, la remontée en puissance de l’industrie d’armement et des armées est loin d’être un processus aisé, comme l’expliquait Guillaume Garnier dès 2014. Elle ne peut être réussie, à l’aune des expériences passées, que par une action concertée et un partage équitable des efforts entre l’État et l’industrie.

 

Auteur

Renaud Bellais, Group Chief Defence Economist de MBDA

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