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01 octobre 2020

LA FLOTTE SOUS-MARINE RUSSE
UNE MENACE QUI PREND FORME

Publié par Cyril Gloaguen | N° 121 - Sous-marins

La Russie fait depuis cinq ans un retour marqué dans les domaines naval et maritime. Ses sous-marins se remettent à patrouiller au large de nos côtes, tirent des missiles contre la Syrie et ses bathyscaphes déposent des drapeaux sur le plateau continental arctique. Réalité ou propagande ? Renaissance ou feu de paille ? Etat des lieux.


On l’oublie trop souvent, la Russie possède la plus grande façade maritime du monde. Deux tiers de ses frontières bordent une mer (voire un fleuve), la moitié de sa population vit non loin d’une côte et le pays compte plusieurs centaines de ports, dont une quinzaine d’importance. Ajoutons que 30% des réserves halieutiques mondiales se trouverait dans sa ZEE (chiffres russes), tandis que son plateau arctique abriterait quelque 80% des ressources naturelles nationales. Paradoxalement, pourtant, l’économie russe n’utilise que peu la mer (hormis pour la pêche) et l’essentiel de ses échanges économiques se fait encore par voies terrestres (oléoducs, rail, route). Ses ports, souvent mal équipés, n’ont pas d’accès direct à l’océan, mais débouchent sur des mers fermées, voire sont pris une partie de l’année par les glaces. Autre point contraignant : la marine russe (VMF) doit concevoir (et opérer) des navires destinés à cinq théâtres maritimes très différents par leurs conditions climatiques et géopolitiques. C’est là un facteur d’affaiblissement considérable de sa puissance (syndrome de Tsushima). Partant, l’accès des navires militaires à leurs théâtres d’opérations est long, et donc coûteux (en argent et en potentiel), voire, en temps de guerre, risqué (particulièrement sur les axes mer Blanche et Pacifique vers la Méditerranée). 

La multiplication par dix du prix du pétrole depuis l’arrivée de V. Poutine au pouvoir en 2000 a redonné à la diplomatie russe les moyens de réinsérer le pays dans l’arène mondiale. Très à l’écart des grands axes économiques mondiaux, incapable de développer un soft power économique, scientifique, industriel, juridique ou culturel comme le font l’UE, les Etats-Unis et la Chine, la Russie s’est naturellement - et schématiquement - reposée sur les deux piliers qui lui étaient les plus accessibles : ses hydrocarbures et son armée. Toutes les doctrines navales, maritimes et sécuritaires depuis l’an 2000 sont dominées par la nécessité de développer les infrastructures économiques, notamment les industries navales dans la mesure où le plateau arctique est présenté comme un nouvel Eldorado. Cet Eldorado est toutefois perçu comme une zone où les intérêts des grandes puissances (sont cités, pêle-mêle, les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Corée du sud, le Japon et … Singapour) vont violemment se télescoper dans un futur proche. Il est aussi le lieu de passage de la Route maritime du Nord (RMN), qu’on espère voir un jour permettre la liaison entre l’Europe à l’Asie plus rapidement que la voie sud (Suez). Celle-ci n’est toutefois pas uniquement une voie maritime, mais aussi une zone de transit terrestre et aérien des richesses naturelles de l’Arctique vers les marchés mondiaux. Autre danger contre la souveraineté nationale, selon les doctrines : l’extension de l’OTAN et l’UE, le mise en place d’une DAMB en Europe et de la Prompt Global Strike (PGS) américaine. Ces menaces, le rôle vital pour l’économie du plateau arctique, l’importance récente de la Méditerranée dans la diplomatie économique russe, le fait aussi que de nombreux litiges juridiques concernent des espaces maritimes (Spitzberg, Béring, Okhotsk, dorsales de Lomonossov et de Gakkel, Caspienne, Azov) plaident pour un renforcement de la marine, notamment de la flotte sous-marine.

CINQ THÉÂTRES MARITIMES TRÈS DIFFÉRENTS…

La Russie se pense comme un pays assiégé. Partant, elle cherche à sanctuariser son territoire et ses approches maritimes en mettant en place le long des côtes des bulles A2/AD (à base de systèmes S-400/300, Pantsir, Bal, Bastion, réseaux acoustiques, aviation, satellite IMINT/SIGINT, etc,) notamment en mer Noire, dans le Pacifique et en mer de Barents, mais aussi en multipliant les petites plateformes porteuses de missiles anti-terre (généralisation du Kalibr). On reconnait, ici, la notion prônée par l’article 33 de la doctrine navale de 2017 de « dissuasion conventionnelle » au moyen de frappes contre les « infrastructures économiques vitales » de l’ennemi. Ces missiles sont équipés d’une tête conventionnelle, mais peuvent tout aussi bien recevoir une tête nucléaire dans la mesure où le nucléaire tactique est analysé comme « un facteur décisif de dissuasion » (art.37). Au coeur de cette philosophie générale, les sous-marins (SNA, SSK et SSGN) jouent, en plus de leur mission classique d’attrition sur l’avant du dispositif naval ennemi, surtout des GAN américains, un rôle central grâce à leurs capacités de tir en plongée. Les frappes contre la Syrie depuis des SSK Kilo (mais aussi des corvettes) doivent ainsi être analysées moins comme des coups portés aux forces anti-Assad que la démonstration faite à l’Occident de la maturité du système Kalibr, voire … une publicité adressée aux clients des armements russes, l’Inde au premier chef. Les sous-marins sont également utilisés pour protéger les plateformes stratégiques comme le porte-avions ou les croiseurs Kirov qui, en cas de conflit, serviraient de bulle A2/AD avancée devant Kola et le Kamtchatka (bases des SNLE) grâce à leurs armements multicouches. Notons, enfin, que la lutte ASM est largement dévolue aux SNA/SSK (et à l’aéronavale) dans la mesure où la marine manque de frégates ASM performantes. Tous les SNA peuvent naturellement, comme les SNLE, opérer sous la banquise.

IL N’EST PAS RARE ... QU’UN MÊME ÉQUIPAGE DESSERVE DEUX SOUS-MARINS

Autres missions, enfin, des FSM russes, et non des moindres, celles dévolues aux sous-marins nucléaires spéciaux de la Direction principale d’essais en eaux profondes (GUGI) (sauvetage à sous-marin, pose de chaines SOSUS, transport de DSRV, surveillance acoustique avancée, sur câbles sous-marins, voire prospection géologique, etc.). La dissuasion nucléaire stratégique (les SLBM des SNLE) demeure toutefois la garantie ultime de survie du pays. 

Qu’en est-il à présent des outils de cette stratégie, c’est-à-dire des sous-marins eux-mêmes ? Aujourd’hui, les FSM russes, y compris la composante SNLE, reposent largement sur des plateformes héritées de l’URSS (Akula, Sierra, Oscar, Kilo 877) et qui, conçues voici 40 ans, ne font plus guère illusion face à l’ASM moderne et doivent, en outre, être modifiées à grands frais pour emporter des armements modernes pour un ratio coût/efficacité sans cesse à questionner. Avec l’indépendance des républiques soviétiques en 1991, c’est aussi toute la chaine industrielle qui permettait leur entretien qu’il a fallu réorganiser. Côté SNLE, l’urgence est mise sur le remplacement des vieux Delta IV et III. Aujourd’hui, une partie du parc de sous-marins n’existe que « nominalement », comme disent les Russes, avant tout pour gonfler artificiellement le tonnage de la flotte, tandis que nombre de SNLE demeurent en alerte à quai, très vulnérables, donc, à d’éventuelles frappes. Problèmes industriels, sanctions occidentales, manque d’ouvriers qualifiés, baisse des budgets, provoquent retards des programmes, délais interminables des arrêts techniques et des MCO. Les équipages qualifiés manquent également et il n’est pas rare, notamment pour la composante SSK, qu’un même équipage desserve deux sous-marins. Vers 2015, seuls 10 à 15% (chiffres officiels) des sous-marins disponibles pouvaient ainsi être déployés en même temps, ce n’est pas vraiment nouveau. Sous l’URSS, déjà, le ratio bâtiments disponibles/ bâtiments à la mer était très bas. 

Le tableau n’est, cependant, pas entièrement noir. En effet, malgré les difficultés, les programmes de construction lancés depuis 2001, notamment les plans de construction/modernisation 2011-2020, 2018-2025 et la Stratégie pour la construction navale à l’horizon 2030, commencent à porter leurs fruits. Des programmes phares comme celui des SNLE Borey, des SSGN Yasen ou des SSK Lada, enlisés depuis plus de vingt ans dans des déboires sans fin, sortent enfin à la lumière. Un seul Yasen est aujourd’hui opérationnel, mais 8 autres sont en construction ou ont été commandés. Cette tête de série, le Severodvinsk, devrait également servir de plateforme d’essais à l’horizon 2025 à la version antinavire à changement de milieu du Zirkon hypersonique (Mach 8) qui constitue aujourd’hui la priorité absolue (rupture technologique) de la marine russe dans le secteur des armes navales. Le successeur des Yasen et de tous les actuels SNA/SSGN, le Khaski/ Laïka-VMF de 5ème génération est déjà à l’étude depuis 2016. Il pourrait être mis sur tins vers 2030-35 en deux versions, SNA et SSGN, voire, plus inattendu, en version SNLE afin de standardiser au maximum le coût, l’outil industriel (construction modulaire) et la formation des équipages. Sur le segment classique, trois Lada ont été construits et trois autres – très modifiés – commandés. L’avenir est ici représenté par le projet Kalina dont on ne sait en fait pas s’il s’agit d’un projet original ou d’un Lada anaérobie. Enfin, plusieurs Akula, Sierra, Oscar, Kilo ont également pu être modernisés pour embarquer Kalibr et Oniks, et 12 SSK Kilo 636.3 commandés pour combler le trou capacitaire né du retard du programme Lada. 

À L’HORIZON 2030, À UNE GÉNÉRATION MATURE ET ÉQUIPÉE D’ARMES PERFORMANTES…

L’atmosphère est également au beau fixe côté SNLE. Le projet Borey équipé du SLBM Boulava (6 têtes) est enfin opérationnel depuis peut-être 2015 après vingt ans d’errements techniques et financiers. 4 de ces gros SNLE sont aujourd’hui en service et 6 autres en construction. Pour pallier le retard du Borey, 6 Delta IV ont été modernisés, notamment avec un SS-N-23 en version Sineva/Laïner. 

Enfin, le GUGI devrait pouvoir disposer d’ici cinq ans d’au moins 4 sous-marins nucléaires auxiliaires (SSAN) qui lui donneront accès à un large panel de missions spéciales. Certains pourront en outre emporter jusqu’à 6 exemplaires de la torpille stratégique nucléaire Poseydon dont l’existence a été révélée par V. Poutine en mars 2018. 

La VMF est aujourd’hui une marine de transition, à cheval entre la flotte soviétique et la flotte moderne décrite par la propagande officielle. Conçus dans les années 80, les nouveaux sous-marins nucléaires russes entrent aujourd’hui en parc avec dix à quinze ans de retard. Est-ce important ? Probablement pas. Malgré leurs défauts, ils serviront de tremplin, à l’horizon 2030, à une génération mature et équipée d’armes performantes. Soutenus par une R&D et un outil industriels revigorés, ils serviront également à reconstruire les savoir-faire tactico-opérationnels face à des marines européennes anémiées par les « dividendes de la paix » et dépourvues de capacités ASM crédibles. Ils serviront, enfin, d’outil à une politique étrangère russe, qui comme l’écrivent depuis 1993 toutes les doctrines sécuritaires et militaires, continue de désigner les pays occidentaux et leurs valeurs (ils nous en trouvent encore !) comme l’ennemi ontologique de la civilisation russe. 

Reste la question cruciale des budgets. La grave crise économique que traverse la Russie depuis cinq ans au bas mot, aggravée encore par l’épidémie de Covid, ne plaide pas pour un maintien à moyen terme de budgets militaires élevés. Des segments capacitaires entiers en feront les frais et une nouvelle génération pourrait bien être perdue et n’exister que dans les cartons des bureaux d’études. L’avenir le dira. La Russie n’est plus l’URSS. Si elle en a conservé certaines forces, elle en a aussi les faiblesses.

 

 

 
Cyril Gloaguen
 
Le CF (R) Cyril Gloaguen est docteur en géopolitique (IFG), spécialiste de la Russie, ancien attaché naval à Moscou, attaché de Défense au Turkménistan, membre de la mission de l’ONU au Sud-Caucase et ancien analyste Russie, Nord et Sud-Caucase à l’EMA. Il est aujourd’hui réserviste.
 
 

 

 

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Cyril Gloaguen
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