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Explosion en 2013 d'une fusée Proton transportant trois satellites... Qui paye ?
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31 mai 2019

ASSURER LES SATELLITES ?

Publié par Guillaume de Dinechin | N° 118 - Le Spatial

Même si le secteur spatial a atteint une grande maturité technique, le lancement d’engins spatiaux et leur opération en orbite restent risqués. Leur prise en charge met en œuvre une syndication très technique pour couvrir des enjeux financiers de grande ampleur et des risques exceptionnels.

 


 

D’un point de vue financier, la situation est singulière car ces infrastructures d’une grande complexité technique, immobilisant des centaines de millions de dollars sont soumises au risque de destruction immédiate, avec une probabilité d’occurrence plus élevée que dans aucun autre secteur industriel. Les marchés financiers étant fort inventifs, le marché de l’assurance spatiale s’est développé dès le début des activités spatiales à caractère commercial, vers le milieu des années 1970. Il a atteint aujourd’hui un vrai niveau de maturité, même s’il est resté confidentiel, très technique et très volatil.

Confidentiel et syndiqué

C’est un marché confidentiel car acheteurs autant qu’assureurs sont peu nombreux. Les acheteurs sont essentiellement les opérateurs de satellites (globaux comme Intelsat, SES, Inmarsat ou Eutelsat, régionaux comme Hispasat, Telenor, Telesat, Indosat, Singtel, etc.) qui couvrent la valeur comptable de leur flotte lors des lancements ou pendant la vie en orbite des satellites. Dans une moindre mesure, fabricants de satellite et sociétés de lancement y ont recours pour protéger les obligations contractuelles de succès de mission ainsi que certain utilisateurs pour couvrir les pertes d’exploitation que provoquerait l’échec du satellite qu’ils utilisent. Beaucoup des organes de Défense des pays occidentaux viennent maintenant à l’assurance spatiale pour garantir la stabilité de leurs ressources opérationnelles en orbite dans un contexte de réduction des budgets militaires. Côté assureurs, on trouvera les grandes sociétés globales (Allianz, Munich Re, AXA-XL, AIG, Swiss Re), un petit nombre de syndicats du Lloyds (Atrium, Beazley, Hiscox, Brit, etc.) et quelques agences ad hoc comme elseCo à Dubai opérant par délégation d’assureurs souhaitant diversifier leur portefeuille dans le spatial. Chacun de ces assureurs entretient une équipe d’ingénieurs spatiaux capables d’analyser une mission de lancement, la configuration d’un satellite, ses modes de pannes et les conséquences opérationnelles d’une défaillance. Ce sont donc environ 25 assureurs, syndicats ou agences qui offrent une capacité opérationnelle globale d’environ 750 M$. Le terme de « capacité » définit le montant d’assurance disponible pour un évènement (par exemple un lancement ou un satellite en orbite). Naturellement la capacité varie en fonction du risque car l’assureur prudent ajuste son exposition à sa perception de la qualité du risque. En raison de la combinaison sévérité, probabilité d’occurrence, sommes en risque, aucun assureur ne couvre à lui seul la totalité d’un risque spatial. Les polices résultent donc toujours d’une syndication. Chaque assureur apporte sa « ligne », c’est-à-dire le montant de son exposition maximale, en fonction de son appétit pour le risque et des conditions de couverture. La somme des lignes constitue la somme assurée totale. C’est toujours un courtier qui forme les syndications en négociant la participation des assureurs et faisant jouer la concurrence entre eux.

Qu’est-ce qu’un bon risque ?

Une autre particularité du marché spatial est que l’évaluation du risque ou la quantification des dommages n’est possible que sur papier. Il est inutile de montrer à l’expert le satellite au sol, et impossible de le lui faire inspecter en orbite. La souscription ou le règlement des sinistres ne se fait que sur la foi d’une description technique donnée par l’assuré, ou de relevés de télémétrie en provenance de l’espace. La souscription des risques se fonde sur l’analyse technique de chaque satellite, et sur la caractérisation de sa mission sous forme de formule arithmétique dans la police. Cette formule doit permettre de quantifier le montant financier dû par un assureur dans n’importe quel cas de panne (sous risque de finir en arbitrage si la perte n’est pas correctement représentée par la formule). La formule est propre à chaque satellite en fonction de sa mission (télécom, observation de la Terre, navigation ou autre) et des critères de performance. La formule et les définitions des termes qui la composent s’écrit souvent en une dizaine ou une quinzaine de pages, dans une complexité croissante accompagnant la complexification des missions et des technologies. Dans ce contexte, un bon risque est d’abord un risque bien compris, c’est-à-dire dont les caractéristiques techniques auront été décrites en grand détail, et la formule de perte bien assimilée par les marchés. Sur ces deux fondements, on dira qu’un risque est bon si le satellite est basé sur des équipements et sous-systèmes bien éprouvés en orbite et abondamment redondés, avec de larges marges de fonctionnement et par un constructeur réputé et transparent et qu’il est mis en orbite par un lanceur bénéficiant de bonnes statistiques de succès.

« IL N’Y A PAS DE LANCEUR OU DE SATELLITE COMMERCIAL SANS ASSURANCE »

Volatilité croissante et différentiation

En principe, le fonctionnement de l’assurance est basé sur la loi des grands nombres : les primes d’un grand nombre d’assurés financent un petit nombre de sinistres. Mais dans le cas du spatial, le nombre d’évènements est très petit, et le montant des pertes peut être très élevé. Sur environ 2 200 satellites actuellement en orbite, il ne s’en trouve qu’environ 300 à être assurés. Il n’y a guère qu’une vingtaine de lancements assurés chaque année. Or la valeur assurée d’un satellite au lancement est souvent comprise entre 200 M$ et 400 M$ et peut dépasser 600 M$. Lorsqu’une Ariane 5 emporte deux satellites, le montant en risque au lancement peut être supérieur à 750 M$. Bien sûr, les primes sont élevées en valeur absolue. Mais en pratique, un seul échec peut engendrer une perte supérieure à la totalité de la prime annuelle reçue par l’ensemble du marché. Depuis 2001, le marché a connu une baisse constante des taux pour des raisons externes (faiblesse des marchés financiers et abondance des capacités) et interne (rentabilité propre liée, sûrement, à la maturité des lanceurs et des plates-formes satellites). Ces facteurs ont maintenu la capacité spatiale à un niveau supérieur à la demande et entraîné la baisse des taux par l’effet de la concurrence entre assureurs. En 2003, la prime pour la phase lanceur d’une Ariane 5 (du décollage à la séparation du satellite) se trouvait à plus de 10 % de la somme assurée. En 2019, on achète la même couverture en dessous de 2 %. On comprendra facilement qu’un sinistre à 700 M$ n’a pas le même impact dans un marché à 10 % qu’à 2 %. Le risque est donc très grand d’un raidissement brutal : en 2005, la somme des primes annuelles couvrait 3,4 fois l’exposition moyenne ; en 2018 elle ne la couvrait plus que 0,7 fois. Il suffit donc désormais de moins d’un sinistre moyen pour mettre le marché en perte. Et de fait, l’année 2018 avec un ratio sinistres/primes estimé à 130 % a été une année de perte. Parallèlement à sa baisse, ou en conséquence de sa baisse, le marché accentue la différentiation entre les risques. Ainsi, alors qu’un lancement Ariane 5 se cote sous 2 %, un lancement Proton, plombé par les échecs de l’industrie spatiale russe, ne trouvera pas d’assureur en dessous de 10 % !

 « EN 2018, LA SOMME DES PRIMES ANNUELLES NE COUVRE PLUS LE RISQUE MOYEN »

C’est une tendance nouvelle, car auparavant les « bons » risques subventionnaient les « mauvais ». La différentiation qui s’impose désormais devient un facteur économique fortement différentiant et peut avoir un impact industriel important. Il n’y a pas de lanceur ou de satellite commercial sans assurance. Les marchés pourraient donc, dans un contexte tendu, se retrouver en position d’arbitre en décidant de l’assurabilité – ou pas – de tel lanceur ou tel satellite.

 

 

Guillaume de Dinechin

Directeur Général Adjoint de Aon International Space Brokers France (ISB), courtier spécialisé dans l’assurance spatiale. Guillaume de Dinechin (MBA de l’ISG) a commencé sa carrière au centre Spatial Guyanais de Kourou, puis à l’Agence Spatiale Européenne, et MATRA Espace, avant d’intégrer la Direction des Affaires Internationales. Il rejoint ISB en 1998 pour mettre en place de nombreux placements d’assurances pour des opérateurs civils et militaires de satellites de Télécoms, Observation de la Terre ou Navigation.

 

Auteur

Guillaume de Dinechin

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