Retour au numéro
Vue 93 fois
28 février 2018

MOI, JEUNE IA... IL Y A QUELQUES ANNÉES

Les métiers des ingénieurs de l'Armement ont-ils changé ? Pour le savoir, nous avons demandé à un jeune ingénieur d'hier et un jeune ingénieur d'aujourd'hui leurs impressions...


Après la Jeanne d’Arc et une formation « électronique mer », j’avais demandé Toulon pour des raisons géographiques (Fac à Marseille) sans trop savoir où je mettrais les pieds. Arrivé à Toulon, j’ai été affecté par le directeur – qui m’a confondu avec une autre IA arrivé en même temps que moi – dans une équipe de jeunes ingénieurs aux statuts variés chargée de spécifier en détail des logiciels de conduite de tir d’artillerie. Pour cela il fallait modéliser les matériels, trouver les bons filtres et algorithmes de commande, les essayer sur la « corvette à terre » devant des avions simulant des attaques, enregistrer et dépouiller, recommencer, puis quand c’était enfin figé en version embarquable par le Centre de programmation de la Marine, essayer sur une vraie frégate avec des problèmes inattendus voire des erreurs cocasses. J’ai fait « aux clés » à bord (les ordinateurs n’avaient ni écran ni clavier) des modifications de logiciel en assembleur, et ouvert des tiroirs électroniques pour demander à un technicien de placer un fil supplémentaire. Et de nouveau on recommençait depuis le début. La lecture d’interminables listings de données écrites en hexadécimal était un art, et les calculettes qui firent leur apparition étaient inabordables (un mois de salaire d’IA) : seuls quelques rares services s’en étaient procuré, par des astuces pas très réglementaires(1).
Aujourd’hui on qualifierait cela de bidouille en grand, mais globalement l’automatisme total d’une autodéfense était une première mondiale et nous en étions fiers.
Le plus marquant était la diversité des avis sur les algorithmes : chaque interlocuteur exigeait sa propre version pour des arguments qualifiés d’opérationnels, de bon sens, rigoureux parce qu’issus de la théorie, pragmatiques parce que confrontés à l’expérience... Aucun ne donnait pleinement satisfaction mais chacun voulait faire valoir son bon droit : une guerre de religions, en quelque sorte, avec des clans qui se détestaient(2). Pour montrer qu’un filtre numérique issu de la théorie était inutilement compliqué, j’avais une fois très tôt le matin mis à zéro une dizaine de coefficients sans prévenir l’auteur, qui n’avait pas vu la différence et continuait à prouver par des jeux d’essais que seule sa solution était optimale, jusqu’à ce qu’horrifié il apprenne mon outrage.
J’avais en face de moi un ingénieur de Thomson qui quelques mois plus tôt était mon professeur et que je devais contredire... et heureusement en secours un IA parisien qui avait été élève de Kalman.
Mon travail d’abord ponctuel devenait peu à peu plus global, par étapes évidentes en trois ans : d’abord je suis plus compétent que les autres, puis je pourrais l’être, puis je comprends ce qu’ils font, puis je sais quel est leur sujet, etc. et avec une certaine inquiétude j’imagine au loin le moment où je ne saurais même plus qui ils sont, en me promettant de ne jamais y parvenir. Nous avions une certaine liberté, et les rares consignes reçues de Paris portaient sur un calendrier que j’étais incapable de construire et plus encore de respecter. Pour appeler le service technique à Paris, il fallait demander au standard téléphonique plusieurs heures à l’avance, et la communication était limitée à six minutes, au bout desquelles la standardiste coupait. Seuls les IPA avaient libre accès au téléphone urbain, et le chef de service avec l’interurbain pouvait joindre directement Paris ou les industriels.
Les notions de coût m’étaient totalement étrangères. Lors d’une réunion, le coût d’un outillage d’essai provoque des exclamations car il paraît élevé. Quelqu’un demande s’il est en nouveaux francs ou en anciens francs : personne ne savait ! Mais quand un sous-programme affichait 10 000 instructions, on comprenait bien que c’était en octal et pas en décimal.
Tout cela ne donnait pas une grande visibilité sur nos travaux, et d’ailleurs jusqu’au grade d’ICA inclus je suis resté dans le dernier quart de ma promotion.(3)
1 Trente ans plus tard des procédés analogues furent qualifiés d’escroquerie en bande organisée.
2 J’ai plus tard été affecté dans un autre clan, et j’ai alors cherché à adoucir les positions.
3 Pour ensuite progresser tout à fait honorablement.

Auteur

Denis Plane, a commencé sa carrière sous le signe du naval à Toulon puis au STCAN. Passant par les missiles, le service technique des systèmes navals puis le service technique des technologies communes, il dirige la direction des programmes de la DGA jusqu’en 2003. Voir les 27 autres publications de l'auteur

Articles liés par des tags

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.