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01 octobre 2019

RÉVOLUTION TECHNIQUE CHEZ AIR FRANCE INDUSTRIES

Publié par Patrick Peureux et David Vazquez | N° 119 - Le MCO

Entretien avec Patrick Peureux, vice-président innovation et systèmes de management intégré, et David Vazquez, Program Manager Big Data & Predictive Maintenance.


La CAIA : Quels sont les principales tendances de la maintenance aéronautique civile ?

Patrick Peureux : Elle conditionne la compétitivité financière, la sécurité et la fluidité de l’activité aérienne. Par exemple, les incidents en vol stressent les équipages et chaque indisponibilité due à une panne critique génère de lourdes pertes financière et des voyageurs mécontents. Pour toutes ces raisons, elle est sous le feu des projecteurs.

Les équipements sont devenus plus intégrés, plus complexes, avec de nombreux capteurs : plus de 100 000 sur les derniers avions, contre 3000 sur l’A 320. Seule une faible part du déluge de données (plusieurs Go par vol) est exploitée, avec déjà un impact important sur le ratio entre niveau de fiabilité et dépense. Les fabricants veulent renforcer leur positionnement sur la chaîne de valeur par la « data », au détriment des « généralistes » de la maintenance.

Qu’est-ce qui vous a amenés à vous intéresser à la maintenance prédictive ? Quels sont ses enjeux ?

David Vazquez : La maintenance prédictive est pour nous un « game changer ». Nous avons commencé à y travailler dès 2010, en lien avec un impact opérationnel important sur la flotte A380 : d’un côté, la maintenance curative occasionnait des coûts importants sur cet avion emblématique au plan commercial ; de l’autre, la maintenance préventive intervenait trop tôt. Nous n’avions pas de maintenance proactive nous permettant de faire une dépose ni trop tôt, ni trop tard. Jusqu’au jour où un ingénieur de l’A380 a commencé à exploiter les données massives de cet avion et étudié des signaux faibles liés aux dégradations qui précèdent la panne. Nous avons alors créé une structure légère pour exploiter cette idée. Dès nos premiers succès, la direction a compris qu’il y avait là un levier stratégique, et nous a accordé son plein soutien.

PP : Depuis, la maintenance prédictive est au cœur de nos efforts d’exploitation des données en masse, l’autre gros sujet étant la fluidité des processus orientés clientèle. Elle est à nos yeux un élément de crédibilité commerciale.

La CAIA : Comment avez-vous développé la maintenance prédictive et où en êtes vous ?

DV : La petite structure initiale a beaucoup grandi et donné naissance à un projet phare, Prognos (cf. encadré). Après les premières mises en production en 2016, nous sommes en phase d’extension progressive à de très nombreux éléments ainsi que d’autres flottes : les systèmes carburant, les trains d’atterrissage, l’air conditionné, les systèmes pneumatiques, les moteurs et les APUs (via notre filiale EPCOR), les circuits d’oxygène, les commandes de vol, l’hydraulique etc. Concrètement, les données enregistrées en vol et récupérées au sol par wifi/ 3ou 4 G ou carte mémoire sont stockées dans les serveurs sécurisés d’Air France dès l’arrivée au parc de stationnement. Les modèles développés à partir des données « capteurs » sont enrichis par les rapports d’atelier, d’entretien et des pilotes. Tout ceci alimente les algorithmes de Prognos, qui diffuse les remontées d’alertes une demi heure après l’arrivée au point de stationnement. 

Le projet Prognos est né en 2014 de la rencontre d’un spécialiste passionné du département engineering et des équipes du programme Big Data d’Air France-KLM. Une équipe intégrée a été rapidement créée (experts avioniques, data scientists, architectes, développeurs web et chefs de projets).

Au départ, elle a privilégié des sous-ensembles pour lesquels le « regret » en cas de fausse alarme est très faible. La fiabilisation progressive de la démarche lui a permis d’aborder des éléments plus « lourds » en termes d’enjeux. Une fois l’équipe rompue à l’exercice, elle s’est résolument attaquée en priorité aux plus critiques (générateurs de coûts et d’immobilisation).

On peut donc parler, rétrospectivement, d’un projet phasé. Le premier lot du projet concernait l’A380, avec une preuve de concept en 2015 et une industrialisation en 2016. La production a été lancée en 2016 sur les pompes carburant, permettant d’obtenir une prédiction deux semaines à l’avance. Actuellement, les taux de prédiction sont de l’ordre de 60%, environ 200 prédictions ont été réalisées, sans aucun faux positif. L’équipe Prognos regroupe une trentaine de personnes, essentiellement des spécialistes avion et des personnes avec de fortes appétences pour les mathématiques et la data.

 

La CAIA : Quelles sont les principales difficultés rencontrées ?

DV : Il n’est pas très facile d’inscrire la maintenance prédictive dans les processus de maintenance existants. Nos modèles permettent de déceler la panne 50 vols à l’avance, c’est bien mais encore faut-il ajuster la fourchette temporelle de dépose, si on ne veut pas envoyer les équipements à l’atelier trop tôt, et que cela entre dans la programmation des opérations. Les mécaniciens et techniciens d’atelier sont des acteurs du changement. Remplacer et réparer un équipement qui « n’est pas encore tombé en panne » constitue un challenge. Cela impose une grande expertise et beaucoup de savoir-faire, en particulier au début de la mise en œuvre. La sélection de l’organe cible et l’affinement du modèle de panne doivent faire l’objet du plus grand soin, dans le cadre des premières expérimentations.

Cela dit, le fait d’être pour ainsi dire « immergés » dans le processus global d’exploitation, nous permet de sélectionner les systèmes les plus critiques, de distinguer nos priorités pour déployer la maintenance prédictive sous une forme progressive, quasiment à la manière d’un programme. Notre vision globale constitue donc un levier très fort qui nous permet d’être à la hauteur de nos responsabilités visà-vis de de la flotte Air France KLM et de nos clients.

La CAIA : Y a-t-il des compétences qui vous manquent ou qui sont difficiles à avoir ?

DV : Il faut des experts en systèmes aéronautiques avec des compétences en terme de data et mathématiques. A cela s’ajoutent des Data Scientists, Data Engineers, Architectes et des développeurs Web. Les profils data science très volatils, ils sont utilisés pour concevoir des modèles plus sophistiqués en parallèle d’une R&D pilotée par l’engineering.

La partie gestion de projet se renforce de compétences en design thinking et en designers pour répondre au mieux aux besoins des métiers.

Quelles sont les retombées ?

PP : Elle ont très vite dépassé nos espérances, qui étaient au départ prudentes. Le retour sur investissement est très important (plus de 250 k€ par avion) et augmente rapidement.

Notre priorité va à la réduction des impacts opérationnels (retards et annulations de vol). A cela s’ajoute la forte implication des experts système et suivi de flotte (Bureau Technique Engineering et Centre de Contrôle de la Maintenance). En effet, maintenance prédictive et capitalisation de compétences vont de pair. Prenons par exemple le cas de pannes intermittentes détectées sur des pompes de transfert de kérosène dans les réservoirs. On détecte une panne, on démonte la pompe mais en atelier elle fonctionne normalement. On la remonte ... nouvelle alarme, et ainsi de suite. Cela peut prendre du temps d’identifier l’origine du problème, par exemple sur un pressure switch. C’est un problème difficile. Avec des données au niveau des sous-systèmes, il devient possible de cibler la source du problème sans même avoir à démonter l’ensemble. On pourra alors enrichir les procédures de maintenance, peut-être même faire des recommandations techniques, autrement dit de la maintenance prescriptive. Sur les avions anciens, il faut compenser l’absence de flux de données par l’analyse très soigneuse des historiques (alarmes à rapprocher avec les comptes rendus d’intervention), ce en quoi. des outils de text mining peuvent aider.

La CAIA : La maintenance aéronautique militaire présentet-elle des spécificités notables qui vous conduiraient à moduler les éléments ci-dessus ?

PP : L’hétérogénéité forte des flottes étatiques en termes de types et ancienneté d’appareils et de profils de missions, ne facilitera pas le déploiement et posera des limites. Faudra-t-il aller jusqu’à intégrer des nouveaux capteurs sur des avions anciens ? Je n’en suis pas certain. Ceci dit, exploitants civils comme militaires partagent le même souci de la sécurité des vols. A ce titre, nous avons constaté une réduction du nombre d’incidents en vol et de plaintes recueillies auprès des pilotes de l’ordre de 50% au global. La prédiction est bonne pour le moral des utilisateurs ! Par ailleurs, la prédiction prend toute sa place dans une démarche d’économie circulaire, et permet de réduire l’empreinte carbone en épargnant des vols techniques sur des distances parfois longues, ce à quoi nous sommes très sensibles, tout comme le ministère des Armées.

Au final, je suis convaincu qu’il y a matière à partages d’expériences entre exploitants civils et militaires.

Auteurs

Patrick Peureux
David Vazquez

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