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Opération Sentinelle à Strasbourg.
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01 octobre 2016

JUSTIFICATION ÉCONOMIQUE DES DÉPENSES MILITAIRES
UN VASTE CHAMP À DÉFRICHER

Publié par Frédéric GONAND | N° 110 - LA SOUVERAINETÉ

Une approche académique peut distinguer trois instruments de mesure de l'efficacité économique des dépenses militaires: la croissance, le renforcement de la productivité du civil, la valeur de l'assurance qu'apporte la défense. De nombreuses informations peuvent être recherchées selon les pays, les périodes et la nature des dépenses de souveraineté, mais les monographies sur ce sujet demeurent rares en France. Pourtant, dans l’analyse des atteintes à la souveraineté des Etats, cela ouvrirait des pistes de réflexion empiriques pertinentes et encore relativement peu explorées.


Une relation entre dépenses militaires et croissance économique très variable selon les pays, les périodes et la nature des dépenses : les dépenses militaires peuvent favoriser la croissance mais plutôt chez les pays développés

L’effet sur le PIB des dépenses de défense nationale constitue un sujet étudié par une littérature abondante et globalement non conclusive en lien avec une question potentiellement mal posée. La littérature existante est foisonnante et d’une qualité variable. La première étude portait sur 44 pays en voie de développement (Benoit, 1973) et concluait à un effet favorable des dépenses militaires sur la croissance en lien avec la construction d’infrastructures et la R&D. Elle a depuis été invalidée par Lim (1983) et Deger (1986). De nombreuses études, souvent économétriques, ont suivi.

L’absence de conclusion univoque de la littérature sur le lien entre dépenses militaires et croissance est en partie liée à l’utilisation de données de panels comportant de nombreux pays aux situations variées. Dans ce contexte, les coefficients de corrélation entre dépenses militaires et croissance apparaissent en moyenne dans le monde comme non significatifs, ce qui ne signifie pas qu’aucune relation claire n’existe pays par pays. Globalement, la littérature suggère une relation non linéaire entre dépenses d’armement et croissance. Un seuil optimal existerait au-delà duquel les effets favorables deviennent inférieurs aux effets défavorables et la dépense militaire économiquement sous-optimale (Stroup et Heckelman, 2001). Des travaux récents tendent à relever le niveau de ce seuil (Aizenman et Glick, 2006). Une synthèse (Alptekin et Levine, 2012) conclut que les dépenses militaires n’auraient pas d’effet favorable sur la croissance dans les pays pauvres, mais ont une influence globalement positive sur la croissance des pays développés – ni négligeable ni massive.

 

Une approche monographique pour étudier la diffusion des technologies d’origine militaire : les rares études étrangères sur des cas ponctuels disent que la diffusion des technologies militaires a un effet positif sur l'économie

L’argument habituel de la dualité technologique est souvent employé mais il ne peut cependant pas tirer profit à ce jour d’une littérature très fournie.

Les monographies industrielles avec évaluation économique précise demeurent rares. Au Royaume-Uni, Oxford Economics a étudié des implications de l’activité de BAE systems sur l’économie britannique, qui seraient très favorables. Aux Etats-Unis, des évaluations ont été menées par la DARPA. En France, l’évaluation économique rigoureuse des effets de diffusion des technologies militaires n’est pas abondante. Le financement de quelques thèses en histoire économique et industrielle serait utile pour remédier à ce manque.

La portée des monographies industrielles dans le secteur de la défense dépend de leur rigueur méthodologique. Audretsch, Link et Scott (2002) calculent le taux de rendement économique et social de la recherche financée par le programme Small Business Innovation Research (SBIR) du DoD américain. Ils concluent à des effets de diffusion substantiels. Mowery (2012) examine les spécificités des programmes publics de R&D militaire à effet diffusif au regard d’autres programmes publics de R&D. Warwick et Nolan (2014) fournissent un cadre méthodologique pour évaluer les politiques de soutien à la R&D industrielle en général.

Au total, un champ de travail pertinent et encore peu défriché existe en France pour des approches monographiques (historiques et économiques) qui étudient rigoureusement la diffusion technologique de la R&D militaire.

 

Les dépenses militaires comme mécanisme auto-assurantiel contre les atteintes actuelles à la souveraineté :

Les dépenses publiques de défense et sécurité nationale échangent implicitement une perte économique incertaine et potentiellement élevée (liée à une atteinte à la sécurité nationale et à la souveraineté) contre une dépense limitée et connue (i.e., des dépenses de défense et de sécurité nationales). Même en l’absence d’effet favorable sur la croissance ou la productivité, ces dépenses publiques comportent donc un élément d’optimalité au même titre qu’une auto-assurance si la dépense est inférieure à l’espérance de perte en cas d’attaque. Le raisonnement peut être appliqué à toute atteinte à la sécurité nationale dès lors que son coût économique et sa probabilité d’occurrence peuvent être évalués.

 

Un argument possible pour justifier un montant efficace de dépenses pour la lutte anti-terroriste ?

La littérature a mené ce type d’analyse coûts/avantages dans le contexte terroriste des années récentes. Von Winterfeldt et O’Sullivan (2006) calculent ainsi que des équipements protégeant les avions civils contre des missiles sol - air tirés par des terroristes sont économiquement justifiés quand a) la probabilité de l’attaque est élevée (plus de 40 % sur 10 ans), b) le montant de pertes économiques liés aux conséquences de l’attentat est élevé (de l’ordre de 250 Md$), c) le coût des contre-mesures est inférieur à 15 Md$ sur 10 ans. Stewart et Mueller (2013) calculent le seuil de probabilité d’occurrence d’un événement de type 11 septembre dans le transport aérien au-delà duquel deviennent économiquement pertinentes des dépenses permettant de l’éviter.

L’avantage de la méthode est qu’une fois connus le montant du sinistre et sa probabilité d’occurrence – deux paramètres calculés par les réassureurs privés -, le calcul d’un niveau rationnel de dépenses de sécurité est possible. L’approche probabiliste de Mohtadi et Murshid (2009) suggère un scénario terroriste - catastrophe impliquant 5 000 à 10 000 pertes humaines. Sur la base d’une valeur statistique de la vie de 3 millions d’euros (voir encadré) et de la probabilité d’occurrence d’un tel risque telle qu’estimée par des réassureurs, on peut en déduire un montant de dépenses publiques d’anti-terrorisme économiquement justifiées. A titre très schématique, ce type de méthode légitimerait des dépenses publiques de lutte contre le risque maximal de terrorisme (5 000 morts pour un attentat de probabilité 10 % dans les 10 prochaines années) de 1,5 Md€.

 

Anti-terrorisme : la substitution entre dépenses publiques et dépenses privées

La méthode coûts/avantages appliquée aux dépenses publiques de lutte antiterroriste n’est pas sans quelque inconvénient. Elle est relativement imprécise et ne tient pas compte du fait que les terroristes s’adaptent aux mesures mises en place. Elle s’attache le plus souvent à la valeur économique des vies perdues mais guère aux effets induits en matière de dépenses privées de sécurité. En effet, la dépense publique militaire évite aux agents privés d’avoir à investir trop coûteusement dans leur sécurité individuelle. Lakdawalla et Zanjani (2005) étudient ces externalités négatives liées aux dépenses privées d’autoprotection contre le terrorisme. Dans ce contexte, Trajtenberg (2005) définit ainsi des règles de fixation d’un niveau optimal de dépense publique de sécurité. .. Le champ est vaste pour de nouvelles études économiques.

 

La « valeur statistique de la vie » est la valeur qu’une collectivité est prête à payer pour diminuer la mortalité accidentelle à hauteur d’un individu dans la population. Elle est calculée en partant de la somme qu’une personne est prête à payer pour diminuer à la marge sa probabilité de mourir accidentellement dans un futur proche. L’OCDE indique une valeur d’environ 3 M€ par personne.

 

    
Frédéric Gonand, Professeur d’économie associé à l’Université Paris-Dauphine
Ancien conseiller économique du Ministre de l’économie (2007 - 2011) et Commissaire de la Commission de régulation de l’énergie (2011 - 2013), F. Gonand développe des activités de recherche académique à l’Université Paris-Dauphine et de conseil notamment auprès d’organismes professionnels (conseiller économique de l’UIMM) ou internationaux (KAPSARC, Arabie Saoudite).
 

Auteur

Frédéric GONAND

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