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Extraterritorialité du droit américain.
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01 octobre 2016

L’EXTRATERRITORIALITÉ AMÉRICAINE : UNE MENACE POUR LA SOUVERAINETÉ EUROPÉENNE ET NATIONALE
OU COMMENT LES ÉTATS-UNIS IMPOSENT LEUR LOI AU DÉTRIMENT DES ÉTATS, ENTREPRISES ET CONTRIBUABLES EUROPÉENS

Lorsque j’étais chef du service des biens à double usage, j’étais régulièrement interrogé par les entreprises sur les réglementations américaines relatives aux sanctions et aux exportations de biens sensibles, règlementations à portée extraterritoriale. Je répondais que la France et l’Europe ne reconnaissaient pas l’extraterritorialité du droit américain, laissant nos exportateurs à leurs craintes et hésitations. Mais qu’en est-il vraiment, en particulier dans les champs économique et industriel ? Cinq minutes pour tout comprendre … avec la volonté de ne vous diriger vers aucun parti souverainiste ou altermondialiste !


L’extraterritorialité en quelques lignes

Une définition : l’extraterritorialité est une situation dans laquelle les compétences d’un Etat régissent des rapports de droit situés en dehors dudit Etat (compétences législatives, exécutives ou juridictionnelles) hors de son propre territoire.

En droit international : son encadrement par le droit international public est fondé sur trois principes : souveraineté, non-intervention et coopération. Le premier implique une compétence exclusive de tout Etat sur son territoire pour les actes de contrainte (condamnations). Le deuxième limite l’exercice territorial des compétences étatiques et coïncide avec le premier. Le troisième sous-tend une coopération entre Etats. Une jurisprudence, celle de la Cour permanente de Justice internationale en 1927 (Affaire Lotus, France contre Turquie), a posé une présomption de liberté d’Etat en matière normative (hors contrainte donc). La présomption inverse, celle de l’interdiction en matière normative sauf autorisation du droit international (de la Cour par exemple, qui aurait pu prendre compétence) est ainsi écartée depuis cette date…

Indépendamment du champ concerné (droit pénal, civil, administratif, droits de l’homme, environnement, lutte contre la prolifération, concurrence…), un Etat pourra agir conformément au droit international selon un ou plusieurs titres de compétences parmi lesquels :

  • la compétence territoriale, lorsque la situation est localisée en partie seulement sur son territoire ;
  • la compétence personnelle, lorsque l’auteur ou la victime a la nationalité de l’Etat ;
  • la compétence universelle, lorsqu’il s’agit de défendre des valeurs universelles, en l’absence de liens aux autres titres de compétence ;
  • la compétence réelle (de service public) lorsque la situation porte atteinte aux intérêts de l’Etat.

 

A l’inverse, on considère qu’il y a excès de pouvoir d’un Etat lorsque celui-ci veut régir les actions menées en dehors de son territoire :

  • par des personnes morales ou physiques qui ne sont pas ressortissantes ;
  • ou encore qui n’ont d’effet ou pas d’effet substantiel sur son territoire.

 

L’extraterritorialité américaine depuis la loi Helms-Burton (1996)

Une étude commandée par le Parlement européen (The extraterritorial effects of legislation and policies in the EU and US) et parue en 2012 recense l’ensemble des lois extraterritoriales américaines et précise leurs effets sur l’Union Européenne.

Dans le champ économique, elle revient notamment sur :

  • la loi Helms-Burton (1996). Celle-ci étendait la portée de l’embargo à l’encontre de Cuba aux entreprises non-américaines. L’UE obtint une dérogation à cette loi après avoir menacé les Etats-Unis de porter l’affaire devant l’Organisation mondiale du commerce ;
  • la loi relative aux sanctions Iran –Lybie (2006). Différente de celle votée la même année pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive en Iran, cette loi fut justifiée aux Etats-Unis par un principe d’universalité. Elle prévoyait la fermeture du marché américain ou encore la saisie d’actifs pour les entreprises étrangères ne s’y conformant pas. Ceci eut des conséquences notables sur l’industrie européenne, en particulier pétrochimique, en l’absence de réaction de l’Union Européenne ;
  • la loi relative à la lutte contre la corruption à l’étranger (FCPA ou Foreign Corrupt Practices Act, 1977). Cette loi s’appuie sur les compétences d’universalité et de service public pour régir les relations entre filiales étrangères de sociétés américaines et agents publics étrangers…

Les conclusions de cette étude sont sévères. Ainsi, le législateur américain sert les intérêts américains, qu’ils relèvent de la politique étrangère ou de la défense des marchés domestiques, en édifiant des normes juridiques à valeur internationale. D’un point de vue politique, les Etats-Unis pensent que leurs intérêts sont universels, tant dans leur application que dans leur défense. Et l’Europe n’utilise pas son pouvoir de négociation, que lui confère son poids économique certain, pour réfréner ces ambitions et protéger ses propres intérêts. 2012…

2014 : BNP PARIBAS, société de droit français, accepte de verser 8,9 G$ pour avoir réalisé en dollars des transactions avec des pays tels que le Soudan, l’Iran et Cuba, depuis sa filiale suisse… Parce qu’elle a été attaquée par le ministère de la Justice américain (le parquet et non le juge), que la loi française soit applicable ou non (moralement douteuses, les opérations de BNP PARIBAS n’étaient pas proscrites en droit européen ou … helvétique) et qu’elle a accepté de transiger (les fameux deals de justice, dont le cas emblématique en France est celui de l’affaire Tapie) pour ne pas perdre sa licence aux Etats-Unis et accessoirement survivre. Sous prétexte que les transactions sont compensées en dollars à New York (toutes le sont, et on comprend mieux les récentes déclarations françaises visant, après le Brexit, à reprendre à Londres la prérogative qu’elle détient pour l’euro). 8,9 G$, soit près de deux ans de bénéfices de la société et un ou deux milliards d’euros d’impôt sur les sociétés évanouis et transférés à la charge du contribuable français. Je n’ai pu trouver d’action spécifique de l’Union Européenne visant à faire évoluer le cadre général, à défaut de revenir sur cette affaire précise. Il semble que les espoirs aient été fondés sur le Transatlantic Trade ad Investment Partnership  (TTIP), en cours de négociation.

2016 : En novembre 2000, la Commission avait décidé de poursuivre aux Etats-Unis trois cigarettiers au titre du déficit de recettes fiscales générées par l’introduction frauduleuse de leurs produits sur le territoire de l’UE. Ce recours était fondé sur la loi américaine réprimant le racket et la corruption, le Rackeetering Influenced and Corrupt Organization Act (RICO, 1970). Le 20 juin dernier, la Cour suprême des Etats-Unis a débouté l’Union Européenne au motif que les Etats-Unis n’avaient pas subi de préjudice (l’Union Européenne n’ayant avancé aucun argument en ce sens), tout en confirmant le caractère extraterritorial de la loi RICO. Un camouflet…

 

Et maintenant ?

Le TTIP est en cours de négociation, dans le plus grand secret. Il a du plomb dans l’aile, tant aux Etats-Unis (le libre-échange ne fait plus recette, du moins en période électorale) qu’en Europe. Un des points les plus controversés concerne le règlement des différends entre sociétés et Etats, avec le recours à des tribunaux d’arbitrage privés plutôt que publics. Ces tribunaux (ISDS en anglais, pour investor-state dispute settlement) existent déjà mais se sont transformés en armes des multinationales pour attaquer les Etats sur leurs réglementations. Les Français et les Allemands ont proposé un projet de réforme de ces ISDS à l’automne 2015.

Demain, les sociétés européennes continueront-elles à être spoliées par la justice américaine pendant que leurs Etats seront condamnés dans le silence de tribunaux arbitraux ?

Abandonner partiellement notre souveraineté au profit de l’Union européenne parce qu’elle est mieux placée pour défendre et faire valoir nos intérêts ? C’est notre pari, mais il faut des résultats…

 

    
Richard FINCK, ICA, Sous-directeur non proliférations, sciences et technologies au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
 
Chef du service des biens à double usage (ministère chargé de l’industrie) de 2012 à 2015 Directeur de cabinet du Commissaire à la diversité et à l’égalité des chances (services du Premier ministre) de 2008 à 2012 Conseiller technique au cabinet du Ministre de la santé et des solidarités (2006-2007)
 

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