LA MARNE, 1914 :
COMMENT LE SANG-FROID DE JOFFRE A SAUVÉ LA PARTIE
Le rétablissement spectaculaire de l’Armée française sur la Marne au début du mois de septembre 1914, qui stoppe l’invasion allemande et sauve la France du désastre, est le résultat d’une manœuvre ample et hardie où les qualités humaines de son commandant en chef ont joué un rôle décisif.
Le général Joffre. Issu d’un milieu modeste, ce polytechnicien doté de fortes convictions laïques a gravi patiemment les échelons sans subir les brimades que la République infligeait à l’époque aux officiers affichant trop ouvertement (comme Foch ou Castelnau) leurs opinions religieuses.
L’effondrement de 1870 avait été causé dans une large mesure par la passivité des chefs militaires, l’isolement diplomatique de la France et l’usure du régime impérial. La France de 1914, qui a longuement mûri sa revanche, aborde le nouveau conflit pourvue cette fois de solides atouts. Sur le plan politique, le régime républicain a réussi, après des débuts difficiles et en dépit des « Affaires », à asseoir durablement sa légitimité. Contrairement à 1870 (et plus tard à 1940), la classe politique française fait intégralement bloc derrière le gouvernement en proclamant l’« Union sacrée » tandis que la mobilisation s’effectue dans l’enthousiasme général. Sur le plan diplomatique, l’alliance franco-russe conclue en 1893 constitue une alliance de revers redoutable pour l’Allemagne, dont les clauses secrètes permettent à la France d’opposer rapidement au Kaiser près de 800 000 hommes sur sa frontière orientale. L’Italie, officiellement associée à l’Alliance des empires centraux, s’est engagée par pourparlers secrets à rester neutre. Quant à l’Angleterre alliée mais longtemps hésitante à s’engager, la violation de la neutralité belge par les troupes allemandes au début du mois d’août 1914 achève de la faire basculer dans la guerre. Sur le plan militaire, d’importantes réformes de fond ont conduit à une réorganisation complète de l’armée. L’encadrement des unités est amélioré. La loi des trois ans, votée en 1913, permet à la République de disposer d’une quantité d’hommes sensiblement équivalente à celle du Reich malgré une démographie défavorable. Le désir de revanche a par ailleurs rendu à la carrière des armes l’attractivité perdue depuis le milieu du XIXème siècle, et pousse les meilleurs polytechniciens à servir dans l’artillerie ou le génie. Le canon de 75 est une merveille de technologie dont l’efficacité pèsera de façon décisive dès les premiers jours du conflit.
Mais l’outil n’est pas non plus sans défauts. L’équipement de la troupe a peu évolué en cinquante ans. Le pantalon rouge garance transforme les fantassins en cibles vivantes. La dotation en armes automatiques est deux fois inférieure à celle de l’adversaire. Surtout, croyant tirer les leçons de sa défaite de 1870 due en grande partie à l’inertie des cadres sur le terrain, le haut commandement s’est massivement converti à l’esprit d’offensive généralisé, sans pressentir l’inutilité suicidaire des charges d’infanterie face à la puissance désormais considérable de l’artillerie moderne, que le colonel Pétain - l’un des rares chefs lucides sur ce point - résume dans cette phrase : « Le feu tue ! ».
Le plan d’opération allemand (appelé plan Schlieffen, du nom de son concepteur) prévoit de jeter rapidement à l’ouest via la Belgique l’essentiel des forces allemandes de façon à obtenir une victoire rapide sur le front occidental, avant de se retourner contre la Russie, dont la mobilisation est plus lente. Les premiers engagements aux frontières tournent de fait au désastre pour l’armée française, qui se heurte à une pression offensive considérable autant qu’inattendue. L’armée belge résiste courageusement mais doit bientôt céder devant la ruée. Lille, Cambrai, Amiens, Reims sont perdues en neuf jours. Mulhouse sitôt prise doit être évacuée. Sur l’ensemble du front, l’armée française recule.
Mais elle recule en bon ordre et avec sang-froid, à l’image de son commandant en chef. Joseph Joffre est chef d’Etat-major général depuis 1911. Originaire de l’arme du génie, Joffre est par ailleurs un pragmatique sans être un inconditionnel de la doctrine de l’offensive à outrance, qu’il abandonne rapidement après les premiers échecs. A l’heure où la guerre devient de plus en plus affaire de technique et de mouvement, les compétences acquises dans son arme d’origine font par ailleurs de Joffre un chef militaire en phase avec son époque. Ces compétences, le généralissime les illustre notamment en organisant rapidement le transfert par voie ferrée d’importantes quantités de forces de l’est vers le nord-ouest afin de contenir la déferlante allemande sur les plaines du nord et de préparer la contre-offensive.
Face à lui se trouve le général von Moltke, neveu du Grand Moltke triomphateur de l’Autriche en 1866 et de la France en 1871, mais dont l’ascension doit plus au prestige immense de son glorieux parent qu’à ses capacités de chef de guerre, qu’il n’a guère eu l’occasion de prouver jusque-là. Le plan qu’applique Moltke, on l’a vu, est simple : marcher aux armées alliées de l’ouest et les vaincre rapidement avant de se retourner vers l’est. Ordre est donc donné aux armées allemandes, qui ont pénétré en Belgique, d’infléchir leur route vers le sud-est où l’armée française est en train de se regrouper le long d’une ligne allant de la Seine à l’Aube. Cette manœuvre implique pour Moltke de laisser Paris à sa droite, dont il souhaite néanmoins se protéger en ordonnant au général von Kluck, commandant la 1ère armée allemande, de le « flanc-garder » sur sa droite, c’est-à-dire de couvrir son flanc en tournant ses troupes vers Paris afin de prévenir toute attaque venant de cette direction. Mais von Kluck estime que sa situation sur le terrain, dont il pense être le meilleur juge, lui permet de courir le plus vite possible à l’armée française avec le reste de l’armée allemande. Il prend donc la décision d’ignorer l’ordre de Moltke, sans savoir que cette désobéissance scelle en réalité la défaite allemande. Car la vulnérabilité à laquelle von Kluck expose l’armée allemande n’a pas échappé au gouverneur de Paris, le général Gallieni, averti par reconnaissance aérienne des mouvements ennemis, et qui, après avoir prévenu Joffre, ordonne à la 6ème armée1 placée sous son commandement de prendre l’offensive. Le 6 septembre, Joffre lance son célèbre ordre du jour par lequel l’armée française, après plusieurs jours de retraite forcée, fait volte-face et prend l’offensive sur l’ensemble du front. La bataille de la Marne a commencé.
La stupeur allemande est totale. Car l’avance foudroyante de ses troupes a étiré les lignes de communication de Moltke sur des distances qui ne lui permettent plus d’échanger avec l’avant suivant une fréquence adaptée au rythme des combats. Lorsqu’il apprend la désobéissance de von Kluck, il est déjà trop tard et la 6ème armée a déjà commencé à bousculer l’aile droite allemande. Le haut commandement allemand ne se ressaisira pas de sa surprise initiale, et préfère ordonner la retraite après trois jours de combats. Le plan Schlieffen était un échec, Paris était sauvé. Les deux armées eurent beau tenter de se déborder mutuellement lors de la « course à la mer », la guerre de mouvement prend fin à l’automne 1914 pour laisser place à une guerre de positions où l’artillerie joue désormais le premier rôle, donnant ainsi raison à l’avertissement prémonitoire de Pétain.
Une légende maligne a tenté après-guerre d’ôter à Joffre la paternité de la victoire de la Marne, donnant le rôle principal à Gallieni qui, le premier, eut l’idée d’exploiter l’erreur de von Kluck. C’est oublier quel rôle a joué celui qui a méthodiquement organisé une retraite qui à aucun moment n’a tourné en débâcle, et fait montre d’une maîtrise dans le maniement des armées supérieure à celle de son adversaire. Mais plus qu’à la science militaire du généralissime, c’est sans doute d’abord au sang-froid du chef des armées portant seul au bord du désastre le poids du destin de la France, répondant là aux inquiétudes du gouvernement, colmatant ici les brèches, imposant partout son autorité et son calme au milieu du désordre, qu’il convient de rendre hommage. « Je ne sais pas qui a gagné la bataille de la Marne, dira Joffre avec amertume, mais je sais en tout cas qui l’aurait perdue… »
Rédigeant quelques années après la victoire de 1918 son premier ouvrage intitulé La discorde chez l’ennemi, le capitaine de Gaulle vit dans la bataille de la Marne le signe de la supériorité du tempérament national français, peu porté à la préparation mais capable de s’adapter rapidement aux circonstances, sur la rigidité germanique incapable de réagir en dehors des règles et des scénarios établis. Lecture nationale aujourd’hui un peu désuète, mais qu’il n’est sans doute pas inintéressant de méditer...
1) Qui comprend notamment la 7ème division d’infanterie dont une brigade est transportée par taxi vers le front.
Flavien Dupuis, IPA
Flavien Dupuis (X 2006, Supaéro 2011), après un premier poste à la DGA, au Centre d’analyse technico-opérationnel de défense (CATOD). est adjoint au chef de bureau en charge de la préparation des sommets financiers internationaux à la Direction générale du Trésor.
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