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Stéphane Sarrade, directeur des programmes énergie bas carbone au CEA
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07 octobre 2023

PAS DE « NET ZÉRO » 2050 SANS UN MIX ÉNERGÉTIQUE BAS CARBONE INTÉGRÉ
INTERVIEW DE STEPHANE SARRADE DIRECTEUR DES PROGRAMMES ÉNERGIES BAS CARBONE AU CEA

Stéphane Sarrade, est ingénieur diplômé de Polytech Montpellier et docteur habilité en génie des procédés. Après un parcours préalable de 25 ans au sein du CEA, il pilote depuis bientôt 4 ans la stratégie de l’ensemble des activités de R & D de cet organisme dans le domaine des énergies bas carbone. Il est par ailleurs l’auteur de plusieurs livres de vulgarisation scientifique et essais dans le domaine de la chimie et de l’énergie.


La CAIA : L’avenir énergétique de la France repose sur la production massive d’électricité décarbonée et l’abandon progressif des combustibles fossiles. Comment caractérisez-vous ce paysage de l’énergie en transformation ?

Stéphane Sarrade : Le paysage énergétique national et européen est en effet en pleine mutation compte tenu de l’impératif de décarbonation de nos activités, auquel s’est superposée une tension énergétique d’ampleur et durable. La souveraineté énergétique (pour s’affranchir de notre dépendance aux pays producteurs de pétrole et de gaz), l’efficacité et la sobriété énergétiques, la transformation de nos usages sont désormais des priorités stratégiques.

Même si les économies d’énergie qui en découleront devraient conduire à une baisse sensible de la consommation totale d’énergie, il est clair que nous sommes face à une demande gigantesque d’énergie décarbonée à satisfaire, avec une part d’électricité dans notre mix énergétique qui atteindra 55% en 2050, ce qui est considérable. Par ailleurs, notre pays doit faire face à des défis qui lui sont propres : le peu de matières premières sur son sol, la nécessité de renouveler une partie importante de son parc de production d’électricité dans les prochaines décennies, des filières industrielles intégrées à construire ou à renforcer, et la nécessité d’y attirer les talents.

Représentation d’un mix énergétique bas carbone intégré à l’horizon 2050

Le CEA a considéré que ses programmes de recherche devaient être définis et conduits dans le cadre d’une vision intégrée de l’énergie, ce qui l’a conduit à créer en 2020 la direction des énergies. Celle-ci pilote ainsi ses programmes sur la base d’un rapprochement entre les équipes travaillant sur l’énergie nucléaire et celles impliquées sur les nouvelles technologies pour l’énergie, ceci afin de favoriser la convergence entre différentes solutions énergétiques.

La CAIA : Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par vision intégrée de l’énergie ?

StS : Notre vision intégrée du système énergétique inclut plusieurs piliers interconnectés : la production d’énergies bas carbone (nucléaire, renouvelables, hydrogène, carburants de synthèse…) ; les solutions de flexibilité et de stockage pour compenser la variabilité des renouvelables, s’appuyant sur les batteries, mais aussi sur l’hydrogène ; les réseaux « intelligents » à même de traiter des flux importants de données en temps réel pour gérer les pics de consommation en fonction des énergies disponibles ; le tout dans une logique d’économie circulaire des matières, allant des combustibles nucléaires aux matériaux critiques des composants électroniques (batteries, éoliennes, panneaux photovoltaïques).

Toutes les options doivent être considérées de façon à atteindre la neutralité carbone en 2050 au moindre coût pour la société et en renforçant notre souveraineté.

La CAIA : Pourquoi assiste-t-on à un renouveau du nucléaire ?

StS : Ce regain d’intérêt vis-à-vis de l’énergie nucléaire, aux côtés des renouvelables, se comprend facilement : cette énergie est pilotable, non émettrice de CO2, compétitive par rapport au marché des énergies fossiles et financièrement stable.

Dans sa projection énergétique en 2050, la France aura besoin de plus de nucléaire de puissance, complété par des petits réacteurs nucléaires qui proposeront des services complémentaires mais totalement inédits : produire de l’électricité locale en synergie avec les énergies renouvelables, mais également de la chaleur pour l’industrie lourde, de l’hydrogène.

Les petits réacteurs nucléaires (SMR, AMR, MMR(1)) font appel à des concepts en rupture avec les réacteurs de puissance. Ils sont plus faciles à construire, à fabriquer, à transporter et à assembler, avec une sûreté assurée souvent de manière passive. Si les SMR (puissance de 50 à 300 MWe) s’appuient sur la technologie des réacteurs à eau, pressurisée ou bouillante, dite de 2e et 3e générations, les AMR (de même gamme de puissance) reposent sur des technologies de 4e génération, avec la capacité de fermer le cycle du combustible et de valoriser les matières nucléaires sans emploi (notamment l’uranium appauvri présent sur le territoire national), contribuant ainsi à l’indépendance énergétique de la France. Les MMR (puissance de 1 à 20 MWe) visent d’autres usages : remplacement de groupes électrogènes, transport maritime, zones isolées, spatial.

Simulation de la déformation de la matrice de combustibles sphériques micro-encapsulés pour des réacteurs de type AMR-MMR.

Les industriels commencent d’ailleurs à considérer les SMR non pas comme des réacteurs alimentant les réseaux en électricité mais comme des produits à acquérir, adossés à leurs usines pour satisfaire leurs propres besoins.

Le nucléaire de puissance devra, quant à lui, s’adapter à une part croissante de renouvelables intermittents (jusqu’à 30% à 40%) au sein du réseau électrique, avec la nécessité de disposer de combustibles compatibles avec une variation rapide de température, en descente ou en montée. La prolongation de la durée d’exploitation du parc actuel est également un objectif majeur auquel le CEA apporte sa contribution via son expertise de longue date sur les matériaux de cuve.

La CAIA : L’État a décidé de soutenir l’émergence de nouveaux concepts de petits réacteurs nucléaires portés par des startup. Comment percevez-vous cette initiative et quel rôle y joue le CEA ?

StS : En effet, dans le cadre du programme France 2030, l’État a souhaité lancer un appel à projets (AAP) « réacteurs nucléaires innovants » en s’adressant notamment à des acteurs émergents qui ont l’ambition de créer un nouvel écosystème de start-up nucléaires, en complément des acteurs traditionnels du secteur. France 2030 a d’emblée demandé au CEA d’accompagner les start-up candidates à l’AAP, si elles le souhaitent, pour accélérer leur maturation.

Les start-up dans le nucléaire, c’est totalement nouveau en France, et c’est enthousiasmant !

Nous avons rencontré une dizaine de candidats et start-up dans les domaines de la fission et de la fusion. Nous les avons challengés sur la réalité technologique de leurs propositions, la temporalité annoncée et leurs besoins techniques. Il était important aussi de les amener dans une acculturation du monde nucléaire, par exemple sur les enjeux de sûreté et le niveau d’exigence attendu dans ce domaine, ainsi que sur le cycle du combustible nucléaire. Ceci pour aider les porteurs à rédiger et présenter des dossiers de haute qualité lors de la phase de sélection de l’AAP.

Pendant les deux années qui viennent, le CEA fournira autant que possible toute son expertise scientifique et technique aux start-up lauréates pour les conduire à un niveau pré-APS (avant-projet sommaire) : aide à la conception, mise à disposition de données expérimentales et de codes de calculs qu’il faudra adapter aux concepts étudiés.

La CAIA : Votre périmètre d’action porte également sur la flexibilité et le stockage (batteries, hydrogène) et le couplage des énergies au sein d’un réseau électrique. Peut-on s’attendre à des avancées majeures d’ici 20 ans ?

StS : Concernant les batteries, qui s’adressent à un stockage journalier, le CEA et le CNRS se sont associés dans le cadre d’un PEPR (Programme et équipements prioritaires de recherche) pour fédérer la communauté scientifique en vue de soutenir l’innovation en matière de batteries. Les priorités portent sur le développement des batteries futures, l’approvisionnement et le développement de matériaux nécessaires à leur fabrication, et la gestion de leur fin de vie par reconditionnement ou recyclage. Trois axes majeurs guident nos actions : les chimies innovantes (technologie tout solide, chimie post Li-ion), les systèmes de gestion de batteries innovants adaptés à ces nouvelles chimies, et le développement de nouveaux outils de caractérisation et de simulation pour mener ces recherches.

« LA FRANCE ET L’EUROPE ... POSSÈDENT UNE MINE CACHÉE »

Concernant l’hydrogène, qui répond à des besoins de stockage saisonnier, le CEA intervient sur toute la chaîne de la valeur : sa production par électrolyse haute température, son stockage dans des réservoirs haute pression (de 300 à 700 bars), son transport (gestion de la fragilisation des métaux), la prise en compte des problèmes de sûreté associés, la conversion d’hydrogène en électricité (pile à combustible). La première priorité est de développer et d’industrialiser l’électrolyse haute température, compte tenu des besoins énormes attendus pour la mobilité lourde (transports routier, aérien et maritime), où le recours à l’hydrogène en très grandes quantités et aux carburants de synthèse devrait s’avérer indispensable.

La CAIA : Vous mettez en avant le besoin incontournable de sobriété pour atteindre l’objectif « Net zéro » en 2050 ainsi que le rôle clé de l’économie circulaire. Comment le CEA y contribue-t-il ?

StS : La transition énergétique se fera sur la base d’un mix énergétique bas carbone nécessitant des besoins croissants en matières premières critiques, ce qui conduit à déplacer l’enjeu énergétique des énergies fossiles vers celui des matériaux. Plus particulièrement, l’effet cumulé de l’électrification massive et de l’intensité matière requise par les nouvelles technologies de l’énergie, sur un éventail d’éléments chimiques élargi, génère des tensions matières multisectorielles.

La France et l’Europe ne disposent pas ou peu de ressources minières, mais possèdent une «mine cachée» : d’abondantes quantités de métaux contenus dans les déchets miniers et industriels, mais aussi dans les produits en fin de vie qui s’accumulent dans nos décharges ou sites de stockage. La récupération pour valorisation de ces déchets locaux est une démarche d’économie circulaire qui peut contribuer à répondre aux enjeux d’approvisionnement des matières en développant de nouvelles filières industrielles sur toute la chaîne de valeur (minerais, matières, composants et systèmes).

Les filières industrielles doivent aussi être repensées pour évoluer d’une stratégie guidée par le produit en fin de vie à recycler, à une stratégie guidée par le produit à fabriquer en identifiant les matières d’intérêt disponibles dans les déchets afin d’alimenter une industrie relocalisée et ainsi renforcer les filières industrielles actuelles.

Le CEA s’inscrit depuis 60 ans dans cette dynamique au profit de l’industrie nucléaire. Il a décidé en 2020 de transférer cette expertise en économie circulaire à l’ensemble des problématiques rencontrées sur les énergies bas carbone, ceci en s’appuyant sur son Institut des sciences et technologies pour une économie circulaire des énergies bas carbone (ISEC), implanté sur son centre de Marcoule. La mission de cet institut consiste à élaborer et mettre en œuvre une approche intégrée de l’économie circulaire en fédérant l’ensemble des équipes concernées du CEA et en prenant en compte l’intégralité du cycle de vie de ces matières. Des actions autour du recyclage des batteries, des panneaux photovoltaïques ou bien des aimants des éoliennes se déroulent actuellement sur la base de partenariats industriels concrets.

La CAIA : En tant qu’ingénieur passionné par les énergies et personnalité engagée dans la transition écologique en cours, quels messages essentiels voulez-vous nous délivrer à titre personnel ?

StS : L’énergie est au cœur de notre vie et c’est ce qui rend ce domaine passionnant. Notre évolution, depuis qu’homo sapiens a réalisé sa révolution cognitive il y a 70 000 ans environ, est consubstantielle à la maitrise de l’énergie, depuis le feu jusqu’à la fusion nucléaire. Mais tout cela n’est pas sans conséquences pour notre planète, aussi nous sommes au stade de notre évolution où il va falloir songer à dé-consommer de l’énergie, c’est-à-dire consommer l’énergie juste nécessaire en prélevant moins de matières premières et en rejetant moins de déchets.

1 : SMR : small modular reactor - AMR : advanced modular reactor - MMR : micro modular reactor

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