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Yuri Matslev (Reuters)
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02 octobre 2020

LA FLOTTE NUCLÉAIRE SOVIÉTIQUE
QUELLE FIN DE VIE, QUELS DÉFIS, QUELS ENSEIGNEMENTS ?

Publié par Olivier PILLARD, CV(r), entrepreneur | N° 121 - Sous-marins

La flotte nucléaire soviétique : 250 navires dont 110 sous-marins, 400 réacteurs nucléaires embarqués. Héritage pesant : que faire ?


Le Partenariat Mondial du G8 pour l’Elimination des Armes de Destruction Massive.

En 2002, les nouvelles menaces internationales conduisent à cette exigence : « jamais des terroristes ne doivent s’emparer d’une arme nucléaire ». Question sensible touchant aux stratégies des membres du club.

Le G8 finance la prévention du risque, avec le programme « 10 + 10 / 10 » : 10 milliards USD par les USA, 10 pour les autres pays, sur 10 ans. Ainsi naît le «Partenariat mondial contre la prolifération des armes de destruction massive” (PMG8).

Les fonds sont dédiés à la Russie, héritière de l’URSS. Sortant à peine de la crise économique, elle ne peut mobiliser les ressources financières ad hoc.

On a les fonds, on a le cadre juridique, mais qui va financer et gérer les opérations ?

Le PMG8 confie la gestion d’un fonds de 150 M€ à la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD Londres).

En 2002, la France, premier contributeur financier, cherche un Manager motivé par l’aventure : un parcours de sous-marinier nucléaire avec une solide expérience dans les affaires nucléaires interministérielles convainc ministères et pays partenaires, y compris la Russie. Le parachutage est organisé par Bercy et le Quai, dans cette institution financière internationale aux 62 actionnaires qu’est la BERD, dans la City. Commencent alors les missions en série à Moscou, Mourmansk, Arkhangelsk...Plus de 50 en 3 ans !

Le sous-marin russe K-159 remorqué pour déchargement du coeur nucléaire depuis la base de Nerpa coule dans la mer de Barents en août 2003, tuant 10 personnes.

Etat des lieux : de quoi parle-t-on précisément ?

Dossiers, réunions, rencontres, visites : on découvre l’héritage : il y en a de toute sorte, et partout... C’est tellement vaste, complexe, désorganisé qu’il faut beaucoup de méthode pour avancer avec efficience. Or les exigences sont multiples : les pays donateurs veulent des résultats très rapides, ils attendent un juste retour financier vers leur secteur privé, les media aboient, la BERD veut satisfaire des intérêts contradictoires. Or les bénéficiaires veulent juste l’argent et « s’occuper du reste ». Pourtant, la sûreté nucléaire recommande la circonspection. Personne ne tolèrerait un accident nucléaire. Et la finance veut du contrôle.

Pourtant gisent, parfois en vrac, des milliers d’éléments combustibles irradiés. Les infrastructures, conçues dans les années 50, construites parfois avec des matériaux inadaptés aux conditions climatiques extrêmes, mal entretenues, sont parfois délabrées au point que l’on ne puisse pas y pénétrer. Les inventaires n’existent pas. Il semble que les opérateurs viennent juste de quitter les lieux pour aller fumer une cigarette. La réalité du terrain dépasse la vision documentaire.

Une anecdote parmi d’autres illustre la situation. Sur une base navale nucléaire du Grand Nord, « là où les chiens volent ... » tellement les vents y sont violents, des ouvriers travaillent dans un enchevêtrement de ferrailles, en zone non nucléaire. Leur sécurité est assurée : ils portent un dosimètre. Mais les jours suivants, leur film révèle une dose très élevée. Après enquête, il s’avère qu’ils ont découpé des matières ultra irradiantes... pourquoi et depuis quand étaient-elles là, nul ne sut jamais.

Un sous-marin de classe Victor transporté vers Vladivostok pour son démantèlement (crédit Yuri maltsev, Reuters)

 

On voulut aussi nous faire financer la reconstruction d’un pont ferroviaire menacé de ruine mais indispensable pour évacuer les combustibles irradiés. Cependant le pont sert aussi à acheminer les éléments combustibles neufs pour les sous-marins opérationnels... usage dual, alors, on finance ou pas ?

C’est pourquoi la méthode appliquée s’est inspirée de « la méthode de l’Ecole de Guerre ». Souvent galvaudée, elle fut pourtant efficace sur le terrain. Réunir les données, analyser, synthétiser, susciter les solutions puis les peser, consulter les experts sans jamais se substituer au Client, proposer la bonne stratégie aux Actionnaires et Client. Le terrain est miné et nombre d’acteurs ont des agendas cachés.

Les organisations : qui sait quoi, qui fait quoi ?

A l’époque, en Russie, les organismes compétents sont pléthore. Mais aucun ne dispose de la totalité des données. Savants, docteurs, ingénieurs, directeurs, entreprises ont vite repéré où est l’argent et jouent des coudes : chacun réclame sa part.

Discours fleuves, influences : il faut tout mesurer, pressentir, voir près tout en visant loin. Hélas, les discours fleuves ne se terminent que dans un océan d’incertitudes : quelles conclusions concrètes, de quoi parle-t-on, où sont les priorités ?

Ainsi, dès le début, on me demande : « Olivier quand est ton vol de retour vers Londres » ? Je n’ai pas fait deux fois l’erreur de donner l’information. Ma réponse fut invariablement : « ... pas avant d’avoir atteint nos objectifs d’agenda, dussions-nous y passer des jours et des nuits, y compris samedi et dimanche ». Au résultat, la confiance des interlocuteurs fut acquise.

En fait, le savoir-faire et les bonnes pratiques ont été dispersés dans le temps, avec le lent déclin de l’Union Soviétique, dès les années 80.

Pourtant, derrière les organismes officiels et les structures archaïques, il y a des hommes dont on découvre très vite qu’ils ont un cœur et une âme, et pas la moindre car il s’agit de l’Âme russe. Entre Russes et Français, quelque chose de profond se passe qui ouvre les portes de la confiance. Et sans confiance, comment préparer des décisions cohérentes ? Nous avions en commun la culture des sous-mariniers, la culture de la sûreté nucléaire et le désir de bien faire. J’en ai retiré des amitiés vraies.

Quels enseignements ? la fin de vie du nucléaire doit être une industrie à part entière.

Dans ce programme, les enjeux de la Russie étaient de faciliter le nucléaire du futur. Cependant, pour vendre le nucléaire futur, il faut démontrer que l’on sait traiter convenablement le passé, condition de la confiance des clients.

Cette aventure offre un retour d’expérience très pertinent pour nous. Un héritage trop longtemps négligé coûte très cher in fine. Notre nucléaire – civil comme militaire – aura un futur si nous savons traiter au mieux notre héritage. Nous ne devons jamais laisser l’industrie nucléaire en déshérence. Elle n’a d’avenir que dans une organisation rigoureuse, pérenne, motivée par l’excellence. Pour la fin de vie, nous devons évaluer les justes besoins, provisionner les fonds nécessaires, maintenir les installations, pérenniser les compétences dans une bonne intelligence entre secteurs privé et public.

Forts de cette expérience en Russie, avec des associés choisis pour leur compétence et leur volontarisme, nous avons créé successivement TOPP DECIDE pour l’ingénierie de la fin de vie puis, plus récemment TITANIUM NAVALE pour les activités industrielles. Aujourd’hui, avec nos partenaires financiers, nous levons les fonds nécessaires pour assurer l’émergence d’une filière industrielle crédible et durable.

 

 

NDLR : Un peu plus tard, fin 2006, la mission interministérielle pour le démantèlement des navires, dirigée par X. Lebacq, a visité le chantier d’Zvezdochka, qui démantelait en moyenne six sous-marins par an. Elle a constaté la haute qualité de ce chantier, avec le financement de la BERD et la surveillance de ses experts

 

      
Olivier Pillard, officier de marine, entrepreneur
https://www.linkedin.com/in/olivier-pillard-a704258/ Sous-marinier nucléaire. Ecole de Guerre. Conseiller nucléaire du Ministre de la Défense. Senior Program Manager à la Banque Européenne pour le Reconstruction et le Développement : démantèlement de la flotte nucléaire ex-soviétique. Fondateur de TOPP DECIDE, conseil en ingénierie / fin de vie des complexes in- dustriels. Avec TITANIUM NAVALE, prépare l’émergence du « Pôle d’Excellence de la fin de vie des navires et installations industrielles ». France et Export.
 

 

Auteur

Olivier PILLARD, CV(r), entrepreneur

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