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Se former en migrant des usages réels vers le Cloud...
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17 octobre 2022

MONTER EN COMPETENCE
NOTRE AMBITION NUMÉRIQUE À L’HEURE DES CRISES

La crise dans laquelle nous nous enfonçons va nous imposer de revoir nos priorités, posant de ce fait la question de ce qu’il adviendra de nos ambitions dans des domaines moins vitaux tels que celui du numérique. Au lieu de contempler un rôle de leader que nous n’avons jamais eu, il est souhaitable de revoir nos ambitions à la hauteur de nos moyens, et surtout de commencer par une indispensable montée en compétence passant par l’obtention de résultats concrets, en utilisant les meilleurs outils à notre disposition, sans se reposer sur d’hypothétiques futurs champions européens qui ne verront de toute façon probablement pas le jour.


Alors que nous espérions le retour de jours heureux ainsi que certains l’ont formulé, 2022 est au contraire l’année où le monde s’enfonce dans une crise qui sera tout ou combinaison de crise écologique, économique, géopolitique, énergétique, alimentaire… Si personne à ce stade n’est capable d’en prédire la nature exacte ou la durée, il est en revanche clair que les axiomes sur lesquels le socle de nos sociétés reposent sont obsolètes, ou pour le moins en grand besoin d’être revisités à la lumière de l’état actuel du monde.

Sans m’aventurer à des analyses dans des domaines qui s’éloignent du mien, je me risquerai à affirmer que nous n’avons plus (si tant est que nous les ayons eus) les moyens de nos ambitions, et les crises ont remis sur le devant de la scène des problèmes tels que les ignorer ou ne pas y consacrer les moyens nécessaires à les résoudre met notre société dans un péril existentiel. Santé, éducation, protection sociale, approvisionnement énergétique, défense pour ne citer qu’eux sont des biens collectifs dont la refondation nécessitera pédagogie, innovation, temps, énergie, et bien sûr finances. Une fois les ressources nécessaires allouées à nos priorités vitales, la question à poser sera donc : que faire de nos ambitions “secondaires”, et pour le sujet qui nous concerne ici, quelle devrait et quelle peut être notre ambition en matière de numérique ? 

Alors que les stratégies successives ont visé à faire de la France un « champion » du numérique et de l’intelligence artificielle (IA), force est de constater que la situation n’a pas fondamentalement changé au cours des dernières années. Est-ce pour autant un problème ? Faut-il à tout prix poursuivre la place de leader pour qu’une stratégie soit acceptable, et ne peut-on pas se contenter – et cela n’est pas une mince affaire – d’être un bon suiveur ? C’est selon moi la base du contrat qu’un gouvernement se doit d’honorer vis-à-vis de ses citoyens : opérer la transformation numérique du service public par des outils numériques accessibles et inclusifs, qui facilitent l’accès aux services publics et qui les rendent plus lisibles, plus efficaces, plus transparents. 

Un raccourci approximativement correct qui est souvent fait est celui d’assimiler la transformation numérique à la migration dans le Cloud et ses outils. C’est bien sûr limitatif, mais il faut reconnaître qu’une organisation qui a été capable de migrer intégralement vers le Cloud est probablement plus avancée dans sa transformation que celles qui ne l’ont pas fait. Et pour cause, c’est alors qu’elle se retrouve notamment en mesure d’utiliser le plein potentiel de ses données, et de déployer de nouveaux usages de façon très rapide (et puis, pourquoi pas, d’expérimenter des usages de l’IA). On tombe alors sur l’un des malaises Européen, à savoir l’absence de fournisseur de Cloud au niveau de leurs concurrents étrangers du point de vue de la variété des services et de leur intégration. Et c’est là que le bât blesse : nous disposons d’une constellation d’offres spécialisées en Europe, adressant chacune des cas d’usages bien spécifiques, mais rien d’aussi complet et intégré que ce que certains non-européens proposent. 

La seule solution permettant de tirer parti de cette offre est de faire monter en compétence ses potentiels utilisateurs, afin que ceux-ci (et donc le marché sous-jacent qu’ils représentent) permettent l’émergence de solutions plus complètes. C’est d’ailleurs ce que les industriels du secteur (quelle que soit leur taille) affirment : ils remplaceraient bien volontiers subventions et aides diverses par des contrats et prestations. Faire monter en expertise les utilisateurs, c’est également faire monter en compétence les fournisseurs. Ainsi, prétexter l’attente de l’émergence providentielle d’un fournisseur européen ne pourra conduire qu’à l’accentuation de notre retard en matière de transformation numérique, doublé d’un risque de contribuer au délitement de notre base industrielle d’entreprises numériques européennes, faute de marché et d’acheteurs qui se tourneront vers les fournisseurs généralistes.

La montée en compétence en matière de Cloud ne se règlera pas à coups de formations, ou buzzwords tels que des « data lakes », de la « blockchain », du « deep learning », le tout implémenté par la magie des “méthodologies agiles”. La formation des utilisateurs ne pourra se faire que par la pratique, c’est-à-dire la migration d’usages réels vers le Cloud pour lesquels ils endosseront le rôle d’intégrateur. Ce transfert de responsabilité est une nécessité pour éviter l’écueil typique d’un programme d’armement : si vous achetez un sous-marin, il est clair que seul un systémier sera en mesure de réaliser la prestation. Puisque, encore une fois, nous ne disposons pas de tels systémiers en Europe dans le domaine du numérique, cela signifie qu’il va falloir réfléchir à acheter autrement. Plutôt qu’un sous-marin, achetons coque, systèmes de navigation, systèmes d’armement etc. à des spécialistes, cette fois plus nombreux et plus divers, et assurons ensuite le rôle d’intégrateur pour assembler le produit final. Transformer nos utilisateurs en intégrateurs nécessitera de l’expérience, de la pratique, et surtout de bons outils.

En matière d’outils, il faut également souligner que si l’écosystème numérique a toujours évolué à une vitesse vertigineuse, on assiste tout de même à l’émergence d’une nouvelle réalité : alors que certains acteurs étaient en leurs temps les seuls à avoir une pertinence à développer des outils pour leurs usages, aujourd’hui la variété de ce qui est disponible en open-source est telle que ce n’est plus le cas à de très rares exceptions près, en tout cas plus rares que certains ne le pensent. Lorsqu’une organisation ou une entreprise a un besoin, en réalité le nombre de possibilités est réduit : s’il existe un outil externe ouvert convenant à peu près au besoin ou suffisamment populaire pour durer, il faut l’adopter et y contribuer pour lui apporter les quelques fonctionnalités manquantes. Si ce n’est pas le cas et que l’absence totale d’alternative justifie de créer un nouvel outil, il faut le faire en alignement avec les standards existants, et le mettre à disposition de la communauté pour qu’elle s’en saisisse, ou à défaut que l’on se retrouve ramené au point précédent lorsqu’un autre outil plus populaire émergera. La raison à cette logique est simple : aucun acteur, même GAFA, n’est en mesure de déployer une capacité d’ingénierie qui excédera le temps ingénieur dépensé sur un outil open-source populaire, ne pouvant ainsi conduire qu’à un résultat en deçà de ce que la communauté a produit. Maîtriser, intégrer, et participer au développement de ces outils est une ambition certes basique, mais indispensable.

On comprendra donc au fil de ce texte qu’avant d’être un acteur de premier plan, il faut commencer par maîtriser et se servir de ce qui existe dès aujourd’hui. Les chantres de la souveraineté diront que cela va à l’encontre de tous les principes édictés jusqu’ici, péril mortel à la clef dans la période de crise que nous traversons. A mon sens, la souveraineté est avant tout un curseur dont le positionnement est conditionné par la quantité d’effort et de ressources que l’on est prêt à injecter. D’un côté du spectre, la maîtrise complète de bout en bout, des puces jusqu’au software est inatteignable à moins d’injecter des centaines de milliards d’euros dont nous ne disposons pas. De l’autre côté, un libéralisme complet, reposant intégralement sur des acteurs étrangers pour nos entreprises numériques. Selon moi, le curseur doit se positionner dans le sens de la montée en compétence à tout prix avec les moyens disponibles, car comme le disait Sun Tsu, “Connais l’adversaire et surtout connais toi toi-même et tu seras invincible.”

 

Un exemple, le Health data hub

L’exemple du Health Data Hub est à ce titre assez parlant : malgré la polémique environnante, le projet a décidé de se reposer sur un géant américain capable de lui donner accès à un éventail de solutions très large dans le respect des réglementations en vigueur dans le domaine sensible de la santé. Ce choix permet de se concentrer sur la réalité des usages, et à terme l’expérience accumulée permettra aux équipes de se tourner vers d’autres solutions, certainement plus spécifiques, lorsque leur maturité sera suffisante pour absorber un tel chantier.  

 

 

 

 Bertrand Rondepierre, IPA

Bertrand Rondepierre débute sa carrière à la DGA à l’initiative des programmes liés à l’intelligence artificielle, et y lance notamment ARTEMIS. Après un passage auprès de Cédric Villani au cours de sa mission pour définir la stratégie IA française, Bertrand rejoint Google Research comme directeur de programmes, aujourd’hui à la tête des programmes d’engagements externes pour l’équipe « Brain ». %F%

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