TRANSFORMATION NUMERIQUE, DECIDER AUTREMENT
POUR MIEUX ANCRER LE CHANGEMENT
Autant que le développement technique, la conduite du changement est devenue un volet indispensable de la conduite des projets avec une dimension numérique. Dans cet article d’expérience, l’auteur propose d’aller plus loin en utilisant les mécanismes de prise de décision et d’expérimentation pour faciliter l’appropriation.
Mon expérience d’accompagnement de nombreuses transformations numériques dans le privé et le public m’a forgé une conviction forte : on peut augmenter fortement le taux de réussite en complément des approches classiques de conduite du changement (information, implication, approche itérative, etc.) par deux moyens : d’une part en adaptant en amont le processus de décision et d’autre part en faisant expérimenter le changement par les personnes impliquées.
Partons d’un exemple qui sans être emblématique, n’est pas non plus isolé. Une industrie multinationale de construction a lancé sous la pression de son conseil d’administration une démarche de transformation numérique pour obtenir des résultats dans un délai court (accroissement de la qualité client et réduction des coûts). Elle a cependant dû tripler la durée du cadrage du projet (de 6 mois à 18 mois) en raison de l’inertie de l’organisation, d’une instruction lourde et itérative sur le retour sur investissement, et d’une difficulté à aligner les directions des entités concernées. Le débat s’est davantage orienté sur le rapport de forces entre ces dernières (qui prend le leadership ?), l’évaluation de la performance technique escomptée des outils (IOT, robotisation, numérisation, …) au détriment de l’impact opérationnel des technologies numériques et de l’embarquement des acteurs.
Finalement, grâce à son usine digitale, cette entreprise a ensuite instruit et expérimenté plus d’une centaine de projets (idées, études et prototypes) avec une analyse très poussée sur le coût / bénéfice de chaque solution. Seulement 8 ont été mis en œuvre.
La conduite du changement a rencontré de nombreuses résistances. Une revue en profondeur des processus, des pratiques métiers et de la conduite du changement a été nécessaire avant de relancer l’expérimentation et de déployer 4 fois plus de cas d’usage.
Comment décider ?
Plutôt qu’une décision technique prise au sommet, quel que soit ce sommet, il semble important de privilégier un processus de décision plus collaboratif, focalisé sur la finalité métier et bénéficiant d’une exécution – ou d’une suite d’étapes – rapide. J’y vois quatre aspects :
- Eviter les biais de décision. Dans cet exemple, le biais d’optimisme est manifeste dans la capacité des décideurs à s’aligner et à l’organisation à intégrer facilement le changement. Il est renforcé par la croyance que la capacité d’appropriation des technologies numériques au sein des organisations serait aussi aisée que la généralisation des outils numériques dans la vie privée… D’autres biais peuvent aussi être en jeu comme le biais de confirmation, qui est la tendance instinctive de l’esprit humain à rechercher en priorité les informations qui confirment sa manière de penser, et à négliger tout ce qui pourrait la remettre en cause. La multiplication des études sur les « meilleures pratiques pour réussir la transformation digitale » constituant une « doxa », et un usage excessif et systématique de la comparaison entre organisations favorise la recherche d’un maximum de données qui sembleront confirmer une intuition a priori et qui orienteront la décision sans avoir mesuré les alternatives, la singularité ou des angles morts propres à l’organisation.
- Tenir le cap tout au long du processus de construction de la vision de transformation numérique. L’exemple illustre une interversion progressive de la fin et des moyens. Il est fréquent que la dimension outil se mettre au premier plan des échanges au détriment de la finalité métier au sein d’une organisation dotée d’une forte culture technique. L’exigence de toujours revenir à l’intention à chaque étape du programme permet de garantir le juste et le seul besoin.
- Choisir le mode de décision approprié pour accroitre le potentiel d’exécution des décisions prises à chaque étape de la transformation numérique. Il s’agit de déplacer la question « comment nous assurer que nous prenons les bonnes décisions ? » à « comment s’assurer que les décisions que nous prenons seront bien mises en œuvre ? ». Autrement dit, c’est faire en sorte que la décision prise devienne la bonne
en mobilisant chacun dans sa mise en œuvre. Pour accélérer la transformation et réduire le risque que les décisions ne soient pas prises ou exécutées, cela implique de renoncer à une partie de l’expertise classiquement mise au service de la préparation en amont de la décision, pour définir des plans d’action plus opérationnels, même s’ils sont moins étayés (décision type B où l’on apprendra en marchant). C’est inconfortable car on doit décider sans garantie d’avoir pris la « bonne » solution, mais c’est un processus apprenant qui permettra le plus souvent d’obtenir des résultats plus robustes et plus adaptés aux besoins et à un environnement changeant.
- Se doter d’un processus de décision plus collaboratif avec les parties prenantes en phase de cadrage, de façon à obtenir un accord sur le portage du projet et les bénéfices à obtenir. La transversalité inhérente à la transformation numérique nécessite un alignement clair et stable. Le processus de convergence doit être structuré sur la base d’une logique d’ouverture (champ des possibles, intérêts de chaque partie prenante) puis d’entonnoir qui favorise des espaces d’intelligence collective, de confrontation, de filtres et de convergence. L’engagement clair des personnes est clé dans la réussite de ces projets.
Comment ancrer le changement ?
Le changement lié à une transformation numérique dérange, fait peur et consomme du temps de travail. On peut avoir avantage à mettre en place avec les parties prenantes un processus de changement plus expérientiel et fondée sur une juste ambition du métier :
- Intégrer les dimensions métier/client au bon moment sans retard ni précipitation. Le moment opportun de dialogue n’est pas toujours aisé à identifier et à structurer. Il est fréquent que les transformations numériques impliquant le renouvellement de systèmes d’information structurants, comme un ERP, peinent à trouver le bon positionnement SI / Métier. Une bonne pratique peut être de choisir « une montée de version », faisant en sorte que les nouvelles fonctionnalités soient intégrées dans une transformation métier plus large.
- Co-construire un processus de changement plus expérientiel. Plus de 60% des programmes numériques échouent car le changement n’est pas suffisamment coconstruit avec les parties prenantes, ni assorti d’analyses d’impacts sur les populations concernées, cela nécessite un accompagnement de proximité, expérientiel et participatif dans la durée. Une prise de conscience est plus forte qu’un discours explicatif. La théorie du cône d’apprentissage d’Edgar Dale montre que l’on ne retient que 20% de que l’on a lu et entendu et 90% ce que l’on a expérimenté et vécu. Par ailleurs, les résultats sont plus élevés quand ils sont issus d’un groupe qu’issus d’un seul individu.
Cela réduit les résistances et permet une immersion profonde qui engage émotionnellement et professionnellement la personne dans la cible souhaitée et ancre ainsi profondément le changement.
Les transformations numériques, bousculent les habitudes des opérateurs et doivent s’accompagner de mesures de conduite du changement très significatives. Pour augmenter leurs chances de réussite, il convient sans doute d’inverser la logique de prise de décision vers plus de collaboration, de prise en compte des métiers, d’expérimentation, autant de facteurs-clés de l’engagement durable des personnes.
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En haut, décision de type A, bien étayée, qu’il faut mettre en oeuvre, en bas, décision de type B, moins précise, où on co-construit la solution
François Pedone, associé de Trajectives
Il co-dirige Trajectives, cabinet d’accompagnement des transformations et de coaching de dirigeants. Il a accompagné les grandes réformes du Ministère des Armées pendant 15 ans, comme dirigeant au sein des cabinets de conseil en stratégie et transformation Eurogroup et Capgemini Invent. Il intervient à l’Ecole de Guerre et au Centre de Formation au Management du Ministère de la Défense sur la gestion de projet, le leadership et la conduite du changement.
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