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Deux systèmes militaires basés sur des modèles civils
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13 juin 2023

AÉROSPATIAL : UNE ÉCHELLE À BARREAUX ALTERNÉS

Le modèle économico-industriel du secteur aéronautique et spatial est fondé sur la dualité. Dans les années à venir, ce modèle sera d’autant plus pertinent et vertueux que le digital y prend un place de plus en plus prépondérante.


Ici-bas et dans nos métiers, au commencement était la science ; et lorsqu’on est ingénieur, on sait que la science irrigue tous les domaines d’activité. Civil, militaire, finance, médical ou agroalimentaire tous les secteurs du primaire au quaternaire nourrissent et se nourrissent de la recherche scientifique et des développements technologiques.

De fait, la dualité civil-militaire permet tout d’abord d’obtenir un amortissement des développements. Chez Airbus, nos activités de recherche et de conception sont principalement duales, et nos ingénieurs et techniciens sont souvent polyvalents. Comme beaucoup d’entre eux, j’ai été amené à travailler sur différents programmes civils et militaires au sein du groupe.

Mais auparavant, j’ai eu la grande chance de commencer ma carrière dans la DGA et de travailler sur un de ses fantastiques programmes :l’hélicoptère Tigre. Sa forme effilée et sa manœuvrabilité exceptionnelle le rendent a priori assez différent d’un hélicoptère civil. Pourtant son développement a bénéficié d’un très grand nombre d’avancées technologiques issues du domaine civil. A l’inverse, et sans dévoiler de secret de fabrication, je me souviens que certaines pièces de son rotor, conçu pour répondre aux exigences de vol d’un hélicoptère d’attaque, ont permis d’améliorer significativement les rotors des machines qu’Airbus commercialise pour ses clients commerciaux.

Une complémentarité civil-militaire à la fois client et produit

Pour Airbus Helicopters, la dualité se traduit très concrètement par une gamme de produits largement composée de couples d’appareils. Encore parfois désignés par des duos animaliers type Ecureuil/
Fennec, les hélicoptères civils et leur version militaire respective (H125/H125M, H145/H145M, H225/H225M) partagent les mêmes plateformes. Leurs chaînes de montage sont différentes mais souvent colocalisées et surtout la production d’un grand nombre de pièces communes permet de dégager de vraies synergies.

La dualité est cœur de la stratégie d’Airbus Helicopters qui a besoin de ces deux jambes pour avancer. Ce modèle économique lui confère sa résilience face aux cycles économiques des marchés civils et des programmes militaires.

Plus généralement, toute l’histoire du progrès dans l’aéronautique et le spatial repose sur ce schéma d’échelle à barreaux alternés et cette fertilisation croisée.

Initialement développées par l’aviation de chasse pour maîtriser l’instabilité intrinsèque d’une aile delta, les commandes de vol électriques ont ensuite bénéficié de développements sur les avions commerciaux comme l’A320, avec les exigences de sûreté et certification que requiert l’aviation civile. Aujourd’hui tous nos avions commerciaux disposent de commandes électriques d’une certaine manière plus avancées que celles qui équipent beaucoup d’avions de chasse actuellement en service.

A l’inverse l’A400M d’Airbus Defence and Space est doté d’un cockpit et d’un système de navigation hérités des développements de l’aviation commerciale. Si on veut pousser un cran plus loin, le MRTT Phénix est un avion 100% commercial, un A330, converti et transformé dans nos usines pour en faire le meilleur ravitailleur militaire au monde. Et qui sait, peut-être la Marine nationale volera dans quelques années sur des A320 en version patrouille maritime (MPA).

MRTT Phénix de l'Armée de l'Air et de l'Espace, un A330 converti et transformé

Dans le domaine spatial, l’amélioration de la résolution optique des satellites d’observation de la Terre a bénéficié des développements successifs des programmes militaires et civils, le dernier en date est le développement sur fonds propres des satellites Pléiades Neo d’Airbus Defence and Space. Ces satellites ont des applications dans des domaines aussi variés que la défense, la sécurité, l’agriculture, le transport maritime, l’assurance ou l’énergie.

Plus récents, les développements de drones se sont eux-aussi inscrits dans cette dualité. On pense avant tout au marché des mini-drones ; un certain nombre d’acteurs, initialement tournés vers le grand public, ont progressivement amélioré les performances de leurs machines pour aller vers les applications de défense et de sécurité. Zephyr, l’HAPS (High Altitude Platform Station) d’Airbus qui fonctionne à l’énergie solaire, peut tout aussi bien servir de plateforme pour des capteurs de renseignement ou de relai de communication posté au-dessus d’un théâtre d’opération, que de box géante permettant de connecter à internet des pollutions et des activités dans des zones isolées.

Par ailleurs, les développements sur notre démonstrateur Auto’Mate dans le domaine du ravitaillement autonome, voire l’autonomisation des drones grâce à l’intelligence artificielle, bénéficieront tant aux drones d’appui du SCAF qu’aux futures solutions d’aéro-mobilité.

Le digital : la dualité au carré

Enfin s’il est un secteur où la dualité est évidente, avec aujourd’hui un barycentre sans doute davantage du côté du civil, c’est bien celui du digital. Que ce soit dans les réseaux de télécommunication ou les systèmes d’information et de commandement, le machine learning, le data mining et l’intelligence artificielle en général sont en train de modifier profondément ces outils. Les applications digitales de nos smartphones arrivent progressivement dans tous les équipements militaires, y compris les aéronefs et leur futur cloud de combat collaboratif porté par le programme SCAF.

Dans l’aviation commerciale, la connectivité est aussi en plein essor, non seulement pour fournir aux passagers un accès à internet et à des services numériques, mais aussi pour connecter le cockpit de l’avion afin de le monitorer en temps réel depuis le sol, à la fois pour améliorer l’efficacité de la maintenance et accroître encore la sécurité.

Qui dit connectivité, dit besoin de cybersécurité. La sécurité des systèmes d’information des forces a longtemps reposé sur des technologies militaires telles que la cryptographie gouvernementale et l’antibrouillage. Mais depuis près de vingt ans, les menaces sur les systèmes d’information se sont généralisées et touchent aussi bien le secteur privé que les états et les organismes dits d’importance vitale, y compris dans la dimension lutte informatique d’influence.

Le digital par nature dual est donc partout dans l’aérospatial militaire et civil, y compris dans les outils numériques de simulation et de conception de nos appareils.

De façon plus générale, l’aéronautique militaire dont les séries sont limitées bénéficie de l’effet de volume - au plan technologique et humain - de l’aviation commerciale et des outils du monde numérique. A l’inverse les produits civils vont continuer à tirer parti de technologies disruptives ou poussées à leur limite du fait des exigences d’emploi des équipements militaires.

A l’instar d’Airbus, un certain nombre d’acteurs majeurs de la BITD se sont développés sur ce modèle dual. En outre, nous intégrons de plus en plus dans nos projets de R&D des entreprises d’autres secteurs, des PMEs et des start-ups qui voient dans ces coopérations avec le monde militaire des leviers de croissance dans le civil.

Progrès technologiques, amortissement des coûts, résilience face aux cycles des marchés ou aux crises telles que celle du Covid-19, la dualité est donc presque toujours un pari gagnant-gagnant. Je dis « presque toujours » car il faut aussi en éviter les pièges ; c’est par exemple le cas lorsqu’une entreprise réutilise des pièces d’équipements militaires sur un produit civil, et qu’elle se rend compte un peu tard qu’elle ne pourra pas l’exporter dans un certain nombre de pays. Expérience vécue…

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Jean-Brice Dumont, IPA, EVP Airbus Defence and Space

Jean-Brice DUMONT (X91 - ISAE96) est Executive Vice-Président de Military Air Systems et membre du comité de direction d’Airbus Defence and Space depuis 2021. Il débute sa carrière dans la DGA à Istres sur les programmes Super Puma et Tigre. En 2004, il devient chef de projet sur NH90 chez Eurocopter, puis Directeur technique de NHIndustries. En 2012, il est Directeur technique et ingénierie d’Eurocopter avant d’être nommé en 2018 Executive Vice-Président Engineering d’Airbus.

Auteur

Après un début de carrière au CEV, il rejoint Eurocopter sur le programme NH90. Après avoir été directeur technique d’Airbus Helicopters puis directeur de l’ingénierie d’Airbus Group, il dirige depuis juillet 2021 l'aviation militaire d'Airbus Defence and Space. Voir les 3 autres publications de l'auteur

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