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22 octobre 2015

LE PIRE ? NE PAS DÉCIDER
INTERVIEW DE PIERRE BALMER, PRÉSIDENT DES CMN

La CAIA : Dans ce qui fait la qualité d’un bon décideur, comment évalues-tu la part de l’inné et celle de l’acquis ? Le cursus et la carrière d’IA sont-ils une bonne école pour devenir un « bon » décideur ?

Pierre Balmer : L’inné représente une grande part, c’est évident. Mais le savoir - faire, qui s’acquiert en se lançant, en analysant les consé- quences de ses actions et/ou décisions, en fai- sant parfois des bêtises, dans lesquelles il est bon de ne pas s’entêter, a aussi toute sa place. Comme d’autres corps, celui des ingénieurs de l’armement constitue en effet une bonne école pour former des profils de décideurs. Quand on rentre en carrière, il est possible de se retrouver un peu livré à soi-même dans l’administration, tout en ayant de vraies responsabilités, comme ce fut mon cas. Ça ne m’a pas gêné outre me- sure. Je dirais même que cela m’a servi. Je me suis lancé en me disant que j’allais bien voir comment les choses allaient se passer. J’ai beaucoup appris de cette première expérience.


La CAIA : Ce succès tient peut-être à ton caractère ?

PB : Pour des profils avec un peu plus de retenue ou de timidité, ces conditions peuvent effectivement être moins favorables. Avec le recul, je fais d’ailleurs attention à ce que ce type de situation ne se reproduise pas pour les nouveaux venus parmi mes collaborateurs. Je veille à ce qu’ils disposent assez vite de tous les éléments dont ils ont besoin, je les aide dans leur prise de poste, en bref, je les coache. Cela semble aujourd’hui tout à fait naturel et sain d’un point de vue RH, mais cela n’était absolument pas formalisé à mon entrée à DCN il y a 35 ans.

La CAIA : Quel est ton « style » de décideur ?

PB : De manière générale, que ce soit à titre privé ou professionnel, le pire, c’est de ne pas décider ! Le DRH qui était en poste chez CMN à mon arrivée m’a un jour rendu un grand service. Après quelques années, nous étions devenus très proches, pour ne pas dire amis, et alors que nous nous disputions un peu, il m’a dit : « Pierre, tu as des qualités, mais tu as un gros défaut : tu veux plaire, donc tu ne sais pas dire non. » Je l’ai remercié et j’ai assez vite intégré la pertinence de sa remarque. Depuis, je me suis convaincu d’une chose : « il faut dire non quand tu dois dire non ». Comme tout le monde, je préfère avoir une bonne image, mais je sais dire non quand il le faut, quitte à ce que mon image soit écornée pendant un temps, voire durablement. Dans le monde de l’entreprise et dans le monde réel, probablement contrairement à ce qui peut se faire dans la recherche fondamentale et dans le monde mathématique, il faut se contenter d’une analyse bonne à 80 % dans un temps court pour prendre une décision, plutôt que d’une analyse bonne à 100 % dans un délai très long, parfois trop long.

Il faut donc absolument oser décider, évidemment en faisant en sorte que cette décision soit la bonne, observer ses effets et ne pas hésiter à revenir sur cette décision s’ils ne sont pas bons ou pas ceux attendus. C’est comme cela que l’on combat la résistance au changement. Dans les rapports sociaux de l’entreprise, en cas de discussions tendues avec les syndicats et quand une décision est difficile à faire accepter, je suis de ceux qui disent : « J’ai entendu vos observations, je maintiens ma position et on regarde dans six mois pour faire le point honnêtement et en toute transparence. » Quand je m’aperçois que ma décision n’est pas la bonne, je n’ai aucun problème pour rectifier. Je n’ai pas d’ego au point de ne pas penser d’abord à l’intérêt général avant de refuser d’admettre que je me suis trompé. Le contraire, à savoir tenter d’imposer coûte que coûte une décision parce que c’est moi qui l’ai prise, est d’ailleurs dangereux car cela finira par exploser à un moment ou à un autre.

CAIA : Comment se passe le processus décisionnel ?

PB : Je m’applique d’abord à faire une analyse aussi objective que possible du problème, soit seul, soit en contactant des personnes compétentes qui m’aideront à me forger une opinion. Il ne faut pas mettre de l’émotionnel dans l’analyse, que cet émotionnel soit positif ou négatif. De cette analyse découlent une ou plusieurs solutions dont il faut peser les conséquences. Pour trancher entre plusieurs solutions « équivalentes », on peut mettre de l’irrationnel, de l’émotionnel.

La CAIA : Quelle expérience a eu le plus d’influence et d’impact sur ton profil de décideur ?

PB : L’expérience très personnelle, tout à fait sérieuse et grave, qui m’a largement façonné en tant qu’homme et décideur relève du domaine privé. En 1995, ma plus jeune fille a été diagnostiquée, à 6 ans, d’un cancer. Nous avons alors dû prendre de nombreuses décisions d’autant plus difficiles à arrêter pour mon épouse et pour moi qu’elles relevaient d’un domaine dans lequel nous nous sentions fondamentalement incompétents et impuissants.

Après trois traitements qui ont échoué, quand le choix d’envisager ou non un quatrième traitement se pose quatre ans plus tard, il s’agit de prendre la bonne décision. On est alors très seul pour la prendre. Décider d’arrêter un traitement qui aurait pu être qualifié par certains comme de l’acharnement thérapeutique est de très loin la décision la plus lourde qu’il m’ait été donné de vivre et de prendre. Cette période dramatique m’a profondément changé dans mon rapport aux autres et m’a forgé dans mon caractère de décideur. Quand tu as un gros pépin dans ta vie privée, soit tu te renfermes sur toi-même et tu te dis ad vitam aeternam « c’est injuste », soit tu te dis que ça n’arrive pas qu’aux autres, tu réalises que c’est la Vie et que, en quelque sorte, tu l’aimes encore plus pour ça. Quand tu bascules de ce côté-là après avoir vécu ce type de situation, tu aimes les gens. Tu aimes la Vie, donc tu aimes les gens. Et quand tu es en conflit avec eux, malgré tout, les gens perçoivent que tu les aimes.

CAIA : Existe-t-il des décisions que tu n’as pas prises que tu regrettes ?

PB : L’exemple qui me vient à l’esprit concerne la gestion de ma carrière. Lors de mes responsabilités au CMN, j’ai été plusieurs fois approché pour rejoindre d’autres groupes. Je reconnais qu’il m’est arrivé d’hésiter dans deux cas précis. Pour les CMN, je ne suis pas irremplaçable, nul n’est irremplaçable. J’ai décidé de rester, notamment par loyauté envers l’actionnaire des CMN. Il est possible de voir cela comme une absence de décision de partir, mais moi je vois cela comme la décision de rester. Avec le recul, je n’ai vraiment aucun regret et le temps semble me donner raison quand je vois que l’avenir n’a malheureusement pas été si clément avec ceux qui essayaient alors de me débaucher. Non, je n’ai pas l’habitude d’avoir des regrets. J’ai évidemment fait des erreurs et connu des échecs. Les bonnes décisions font plaisir, mais les mauvaises décisions sont des décisions qu’il fallait prendre au moment où tu les as prises. La fierté pourrait venir d’avoir su les corriger au moment où on s’aperçoit qu’elles n’étaient pas appropriées.

CAIA : Quelle décision a le plus compté pour ta carrière ?

PB : En 1988, je voulais soit partir à l’étranger, en mission technique en ambassade, soit aller dans le privé. J’ai failli partir à Washington D.C. mais ça ne s’est pas fait et j’ai pris la décision de rejoindre le privé. C’est une décision majeure de ma carrière, notamment parce que c’est cela qui m’a fait croiser la route, trois ans plus tard, de l’actionnaire actuel des CMN, qui est arrivé en 1992 à la tête des Constructions Mécaniques.

La CAIA : Qu’est-ce qui te fait avancer au quotidien ?

PB : La richesse des relations humaines que j’entretiens, en particulier avec mes collaborateurs. Je vais au travail avec le sourire chaque matin, et cela, même dans les moments troublés qu’ont traversé les CMN ces dernières années. Je pourrais arrêter et prendre ma retraite dans quelques années. Seul l’humain, l’équipe me fait avancer et me ferait continuer un peu plus. Dans la vie professionnelle comme dans la vie privée, je préfère avoir de gros pépins avec un super environnement humain plutôt qu’une situation où tout roule tout seul, mais une équipe sans saveur.  

 

 

    
Pierre Balmer, IGA
Pierre Balmer (X 1976, ENSTA 1981) a commencé sa carrière à DCN Saint-Tropez et rejoint en 1989 le secteur privé et les Constructions Mécaniques de Normandie (CMN) qu’il dirige depuis 2001.
 

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