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17 octobre 2015

DÉCISIONS CACHÉES
SI J’AI LE DROIT DE SIGNER, J’AI LE DROIT DE NE PAS SIGNER : DES DÉCISIONS LÀ OÙ ON NE LES ATTEND PAS

Un grand vide

En ouvrant dans l’administration au sens large les dossiers, parapheurs, processus …, on découvre d’abord que les décideurs ne sont pas légion.

Voici quelques exemples de contexte :

Déontologie : mais que font-ils donc ? Ce n’est pas en commission de déontologie qu’on va découvrir des décideurs : de rares cas seulement s’écartent des présentations, soit des « petits » qui se disent trop peu gradés pour avoir une influence quelconque face aux chefs qui décident, soit des plus gradés qui expliquent qu’ils ne font que signer des papiers tout faits dont le contenu leur échappe.

Les visas : la relecture supposée par le signataire suivant me dispense de lire voire de mesurer les conséquences : chacun a en mémoire les décisions absurdes ou dangereuses prises par excès de visas : plus insidieusement, sont dans le même cas les réunions où le chef fatigué ou pressé avalise une proposition qui n’a pas été débattue. Encore plus dangereusement, les services nationaux laissent souvent classer une proposition de la commission européenne en « A », c’est-à-dire à accepter sans examen, avant tout pour ne pas faire de vagues, même si sur le fond le document est mauvais ou inapplicable.

On dépense des fortunes pour évaluer les conséquences d’une décision, mais on néglige toujours le coût parfois astronomique d’une non-décision.

Les décisions indifférentes : si les adjoints ou l’étude raisonnée des tenants et aboutissants ne suffisent pas pour trancher, c’est vraisemblablement que la décision est indifférente : les schémas envisagés sont équivalents. Ce qui compte c’est qu’une décision existe et soit connue, donnant une direction commune.

Les décisions prudentes, ou des décideurs bien cachés : dans telle grande société, il fallait trois conseils d’administration pour prendre une décision, sans parler des orientations stratégiques qui précèdent : une réunion pour présenter le problème, une réunion pour le discuter et une réunion pour décider. Dans le fonctionnement de l’Europe, il est plus prudent de demander un examen complémentaire – souvent sur des points de détail comme la langue ou l’application aux RUP(1) – que de contrer ; de retarder, au prix d’un travail inutile plutôt que de décider de dire non.

Il est vrai que la multiplicité des décideurs équivaut parfois à l’absence de décideur : Président de la république, Conseil de l’Union européenne, Conseil européen, parlement européen, Commission européenne, Conseil de l’Europe(2)… La Commission ayant le monopole des initiatives, le fonctionnement est incertain !

Les décisions par défaut, ou les processus sans décisions : on se souvient que le dernier référendum a été présenté comme une voie unique, ne laissant que la possibilité du « oui ».

Liberté chérie

Il y a quelques années un arrêté sur le contrôle des coûts préparé par la DGA a été annulé en conseil d’Etat : non pas sur le fond, mais sur l’argument que le texte laissait trop peu de liberté d’appréciation aux fonctionnaires. La capacité de décision est donc bien fondamentale. Les articles de ce magazine la détaillent.

Voyons plutôt les décisions se démarquant du chemin de la raison, de la crainte ou des faits.

Décider des faits : en mer, le commandant décide le point, c’est-à-dire la position sur la carte. Certes le GPS a rendu cette autorité inutile, mais il en reste un certain atavisme. Le résultat d’un tir de missile est bien une décision(3), qui conditionne la suite d’un programme ; le fait qu’un programme d’armement réponde au besoin et aux exigences d’utilisation n’est pas une observation du respect des performances primordiales – c’est rarement le cas – mais une décision.

Encore plus fort : on entend dire très souvent que « c’est la justice qui dira ce qui s’est réellement passé » ; on décide généralement que les résultats d’un programme de recherche sont très positifs. Un ingénieur peut s’en offusquer, il s’agit bien de décisions dont les conséquences peuvent être immenses : le général de Gaulle a décidé comment s’étaient comportés les français pendant la guerre, sauvant ainsi la cohésion du pays.

Trop de variables : un choix impossible ! Souvent des décisions critiquables a posteriori résultent d’une alternative dont aucun terme n’est satisfaisant : fallait-il privilégier le calendrier du Triomphant ou la régularité des imputations budgétaires à Toulon ? Faut-il anticiper une réglementation nucléaire probable et préparer ainsi le futur ou au contraire aller le plus vite possible pour « passer » avant la parution de règles contraignantes ? Fallait-il construire son budget selon l’inflation raisonnablement prévisible et ainsi assurer la poursuite du programme en désobéissant ou au contraire recopier les chiffres improbables de Bercy et mettre le programme à risque ? Faut-il minimiser le coût pour l’Etat, ou seulement le coût pour mon ministère grâce à des montages baroques ?

Les exemples sont nombreux. Le premier choix du décideur est de cerner l’espace dans lequel il s’autorise à arbitrer. Quand cet espace englobe des convictions personnelles, on atteint la limite de l’avouable. Aux frileux je donne un conseil : choisissez la décision la moins chère en termes de risque pénal. Chacun sait que pris en conflit d’intérêt, il vaut mieux paraître bête et ignorant que retors et malhonnête.

Just in time 

L’avalanche des paramètres de décision se retrouve, avec un effet pervers, dans les décisions opérationnelles : en attendant une hypothétique donnée décisive apportée par un système d’information sur un réseau, le décideur est tenté de reporter le plus tard possible la décision, voire de ne rien décider du tout !

Comme le dit Laurent Giovachini, décidons mais d’abord consultons. J’ai longtemps cru que la période de ma carrière où j’avais le plus de latitude de décision était celle où après une dizaine d’années d’activité professionnelle j’étais responsable d’un domaine technique : études, acquisitions, plan à long terme… C’était en fait la période où j’étais le plus isolé dans mes décisions.

Souvenons-nous que notre magazine avait noté que Jacques Bousquet avait une capacité de décision peu commune ; il savait reconnaître ou fixer les termes importants, ceux qui ne varieront pas notamment en politique industrielle et en relations internationales, tout en portant une attention à ses ingénieurs.

En conclusion, nous vivons dans un monde complexe : la profession de décideur consiste à apporter comme valeur ajoutée le bon niveau de perception de la complexité utile ; à reconnaître quelles sont les personnes qui perçoivent mieux que nous le niveau de complexité d’un système plus global ; à éliminer ce qui est accessoire, tout en sachant que par effet papillon, l’accessoire risque un jour d’être germe de grandes conséquences. Décider, c’est agir en connaissance de ce double rattachement, à un système plus global – c’est-à-dire en reconnaissant une stratégie – et à un système moins vaste - mais inaccessible en totalité - dont les acteurs sont plus compétents.  

 

1) RUP : Régions ultra-périphériques.

2) Hervé Bettel, Donald Tusk, Martin Schulz, Jean-Claude Juncker, Thorbjørn Jagland. 

3) Comme je l’ai déjà observé, la notion d’échec est réservée aux missiles étrangers. Chez nous, soit on a démontré une partie des objectifs du tir, soit on a acquis d’intéressantes informations techniques.

 

 

Dans la boîte à outil du décideur

Pour donner une apparence rationnelle à nos contextes décisionnels, on peut mettre en question le problème, la fonction, le système posé selon quatre axes :

Sur le premier axe, vertical, se mesure le niveau systémique : le problème sur mon véhicule concerne-t-il simplement le filtre à particules, ou concerne t-il l’écosystème pétrolier mondial ?

Le second axe, horizontal, est temporel : comment cela se passait-il hier ? Quelles différences y avait-il, quels événements se sont produits depuis ? Et demain, qu’est-ce qui est susceptible de changer ? Tendances générales, prises de conscience, évolution du marché.

Le troisième, l’axe des causes et conséquences, va nous permettre d’évaluer les causes (sont-elles valides, sont-elles les bonnes ?) et les conséquences attendues, conséquences positives, mais aussi effets induits, sachant que les fonctionnements systémiques génèrent souvent des contre-réactions plus puissantes que les actions initiales. Par exemple, on prend une mesure pour davantage de flexibilité dans les carrières, mais chacun ayant peur, l’intégration dans d’autres corps se grippe… Cette question des conséquences est aussi à s’appliquer à soi-même. J’ai envie de quelque chose, mais quelles résistances puis-je en attendre, aussi bien intérieurement – mon image de moi – qu’extérieurement – le regard des autres…

Quatrième axe, celui des entrées - sorties. Quelles informations mon problème - système va-t-il consommer, et quelles informations va-t-il fournir ?

Ces quatre axes permettent d’asseoir une situation concernant une décision à prendre, d’éclairer une vision, de nous convaincre nous même, et finalement augmenter une certaine sérénité, car en définitive, une bonne décision, c’est ce qui nous met en paix.

 

 

 

    
Denis Plane, IGA
Denis Plane, X66 a commencé sa carrière sous le signe du naval en faisant la « Jeanne » et de l’expertise technique à Toulon puis au STCAN. Il est ensuite directeur de programme de missiles et devient directeur du service technique des systèmes navals de la DGA puis du service technique des technologies communes et enfin de la direction des programmes jusqu’en 2003. Il est ensuite nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire jusqu’en 2009. Il est membre de la commission de déontologie et participe à des missions ponctuelles pour la Défense.
 

Auteur

Denis Plane, a commencé sa carrière sous le signe du naval à Toulon puis au STCAN. Passant par les missiles, le service technique des systèmes navals puis le service technique des technologies communes, il dirige la direction des programmes de la DGA jusqu’en 2003. Voir les 29 autres publications de l'auteur

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