Retour au numéro
18 octobre 2015

EN L’ABSENCE DE CONCURRENCE, POINT DE SALUT ?
LA QUESTION DE L’EFFICIENCE D’UN MONOPOLE BILATÉRAL

Dans le domaine de la Défense, l’Etat a souvent été conduit à abandonner la mise en concurrence et donc à faire émerger des consortiums industriels, la plupart du temps, nationaux.

Cela se traduit économiquement par une situation de marché particulière, appelée « monopole bilatéral » où un unique vendeur et un unique acheteur sont « face à face ». Comment réduire les inefficiences découlant d’une telle situation ?


Les industries de défense : un monopole naturel bilatéral

Aviation de chasse, électronique de défense, hélicoptères, moteurs d’aéronefs, systèmes de missiles, bâtiments navals : derrière ces produits industriels, le lecteur associe généralement spontanément le nom d’un unique industriel français ultra-dominant. Ces quelques exemples illustrent une structure actuelle sur le marché français, résultat assumé d’une politique de consolidation visant, d’une part, à rationaliser les dépenses de R&D et de production pour des séries de plus en plus étroites et, d’autre part, à créer des champions français, capables de rivaliser à l’export avec les plus grands groupes mondiaux. Cette tendance de fond tend à se confirmer avec l’évocation régulière de mouvements similaires 

dans le domaine terrestre. Demain, elle ira même peut-être plus loin, avec l’émergence de champions industriels européens, répondant, pourquoi pas, aux besoins de souveraineté à l’échelle de l’Europe. Mais au-delà, outre-Atlantique par exemple, les États-Unis n’ont également qu’un producteur de porte-avions et qu’un seul producteur de sous-marins nucléaires depuis des décennies déjà.

Ainsi, on observe à bien des égards une structure proche d’un monopole bilatéral qui est la conjugaison d’un monopole (un unique vendeur) et d’un monopsone (un unique acheteur). D’un point de vue purement économique, nul besoin de développer que le monopole bilatéral n’est pas la situation idéale. Une compétition diminuée est souvent synonyme pour le client d’augmentation des coûts et de diminution de la qualité, des services et de l’innovation. Dans le cas précis de l’industrie de défense, le principe fondamental de souveraineté biaise le rapport de force au profit du monopoleur, puisqu’elle justifie le maintien des compétences et impose donc des financements en R&T et des commandes régulières.

Une analogie avec ses limites

Cette simplification du marché peut certes être modérée par quelques réserves. Premièrement, il est vrai qu’en plus de l’État français, les industriels nationaux de défense peuvent, sous réserve d’autorisation, exporter leurs matériels à d’autres États acheteurs. Deuxièmement, ces industriels ont pour certains des activités duales et donc des clients civils nombreux et s’inscrivent dans une dynamique d’économie de marché. Troisièmement, l’État français peut également choisir pour certains matériels, des solutions proposées par des industriels étrangers, ce qu’il ne fait que de manière anecdotique ou face à l’absence de solution nationale. Quatrièmement, le rôle historique d’actionnaire via des participations étatiques dans un bon nombre de ces champions industriels vient troubler le jeu des acteurs et modérer un peu plus la comparaison immédiate au monopole bilatéral.

Les travers de la rente de monopole

Dans des cas bien précis et bien explicités dans le code des marchés publics, la loi autorise les marchés de gré à gré, sans publicité préalable ni mise en concurrence. Sans nier les capacités étatiques à analyser les éléments techniques, financiers, calendaires et juridiques d’une offre négociée en gré à gré ni celles à contrôler ces éléments en cours d’exécution du marché, les systèmes à développer sont si complexes qu’il est très difficile d’apprécier véritablement la pertinence d’une offre, en l’absence acceptée de toute alternative. Les entreprises, privées pour la plupart, sociétés nationales pour certaines, défendent avant tout les intérêts de leurs actionnaires, au premier rang desquels une rentabilité de bon aloi et un risque parfaitement maîtrisé.

Tant que les financements publics se maintiennent à un niveau raisonnable, la tâche de l’industriel n’est évidemment pas facile, mais elle serait pour beaucoup enviable lorsque l’État finance une grande partie des études amont, la R&D et s’engage sur des commandes pluriannuelles, assumant une grande partie des risques et un niveau de marge attractif. L’objectif premier est bien entendu de satisfaire les besoins exprimés dans le cadre du livre blanc, mais le maintien des capacités industrielles et technologies de défense critiques ou le maintien de l’emploi font également partie de l’équation. Assez schématiquement, cette situation est favorable à une certaine forme de rente de monopole, peu propice à une profonde remise en question, à la réduction des coûts ou à l’innovation.

Dans un contexte budgétaire plus contraint, la situation peut devenir délicate et l’État doit s’improviser bricoleur en usant du rabot (baisse des volumes, performances revues à la baisse, étalement calendaire, etc.) et de la scie (certaines capacités sont finalement jugées moins critiques que d’autres et abandonnées). La remise en question qui peut s’imposer est alors d’autant plus douloureuse. L’export et les activités civiles peuvent alors être un facteur clef de succès pour les entreprises qui en ont la possibilité, ce que l’État les incite d’ailleurs à faire. 

La recherche de la compétitivité en l’absence de compétition

Comment concilier deux intérêts divergents dans le contexte particulier du monopole bilatéral de défense : « best value for money » pour l’acheteur public et maximisation du profit pour le vendeur privé. En somme, comment inciter un groupe industriel en position de monopole naturel à être compétitif, en l’absence même de compétition ?

Il serait complètement erroné de dire que les industriels de défense ne font pas d’eux-mêmes de très sérieux efforts de compétitivité et d’innovation. C’est une condition sine qua non de leur croissance sur le marché domestique étroit mais aussi à l’export et sur d’éventuelles activités duales. Néanmoins, à l’opposé, il serait probablement tout aussi faux de dire que les industriels ne tirent pas profit de leur position de force dans le monopole bilatéral.

Dans la plupart des autres monopoles naturels, le problème de la compétitivité des monopoles naturels a été résolu par la régulation ou la nationalisation. Ce n’est évidemment pas souhaitable ou applicable dans le cadre de la Défense. S’il est tout à fait normal que les entreprises de défense génèrent des profits et prospèrent, comment créer les conditions favorables à l’amélioration de cette compétitivité, gage d’optimisation de l’emploi des deniers publics, de pérennisation des capacités industrielles et technologies de défense critiques et de meilleures performances à l’export et dans les activités civiles ? C’est une question, que cet article ne prétend pas dénouer, qu’il serait intéressant d’investiguer. Et au-delà des simples considérations industrielles évoquées ici, nul doute que la compétitivité industrielle est intimement liée à l’efficacité de l’État dans les différents rôles qu’il occupe : acheteur, actionnaire et régulateur à l’export.

Après tout, on a l’industriel qu’on mérite … et le client qu’on mérite !  

 

    
Jocelyn Escourrou, IGA
Jocelyn Escourrou, X 2006, Caltech, a passé trois ans en affectation temporaire chez MBDA comme ingénieur systèmes propulsifs avancés avant de rejoindre la Direction Technique de la DGA
 

Auteur

Articles liés par des tags

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.