LES NÉGOCIATIONS SE PRÉPARENT
La réussite d’une opération d’armement n’est pas qu’une affaire de tenue des coûts, des délais, et des performances. S’il y a bien un paramètre non quantifiable mais tout aussi essentiel et qui à lui seul peut conduire, soit au succès, soit à l’échec d’un programme, c’est bien la bonne prise en compte du facteur humain dans la conduite des opérations d’armement. Et s’agissant d’un programme en coopération internationale, cette dimension revêt généralement un rôle très central…
Pour illustrer ce sujet, je vous partage ce petit retour d’expérience issu des quelques années lors desquelles l’ai eu la chance d’occuper le poste de directeur du programme NH90.
Pour mémoire, le NH90 est un programme en coopération internationale impliquant (à l’époque) la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Portugal.
Faire évoluer les positions
Nous sommes dans le début des années 2010 : les Allemands et Italiens ont déjà reçu plusieurs dizaines d’hélicoptères dans un standard initial « IOC » dont ils sont mécontents compte tenu de la faiblesse des capacités opérationnelles. Les activités de qualification du nouveau standard dit « FOC » battent leur plein, et les pays partenaires comptent beaucoup sur le levier contractuel que représente ce processus pour inciter l’industriel NHI à traiter les carences identifiées. Le chemin qui doit aboutir à la qualification de ce nouveau standard est un processus multinational complexe dans lequel chaque nation délègue à des experts nommément désignés la responsabilité de se prononcer sur la conformité de l’hélicoptère à sa spécification. Or, pour la France qui a passé commande de ses TTH en 2007 en vue d’une première livraison fin 2011 directement dans le « bon » standard FOC, l’enjeu est de disposer d’une qualification formelle du standard FOC, condition préalable à la livraison du premier hélicoptère. Les réunions se succèdent avec une tension de plus en plus forte à l’approche de l’échéance souhaitée par la France. Les Allemands et les Italiens ne sont pas pressés car ils veulent utiliser le levier de la qualification pour s’assurer, à juste titre, que leurs intérêts seront bien préservés une fois la qualification prononcée, notamment en termes de rétrofit des aéronefs déjà livrés.
La grand’messe de la qualification débute un lundi et l’ensemble des équipes multinationales a rendez-vous à la NAHEMA, l’agence contractante basée à Aix-enProvence. Un véritable marathon est entamé avec des réunions interminables sur chacune des thématiques concourant à la qualification. L’équipe « France » est présente en nombre (architectes, experts, managers, financiers, officiers programme).
La pression monte au cours de la semaine car l’équipe pressent un blocage des Allemands vers la fin de la semaine. Chaque soir, un débriefing est organisé afin de comprendre les positions des uns et des autres. Le mercredi soir, le débriefing de l’architecte de cohérence technique (ACT) ne fait plus de doute : il faut mener une action « choc » le lendemain envers le partenaire allemand si l’on souhaite avoir une chance d’aboutir. Un plan est échafaudé le soir tard : il consistera à volontairement faire apparaître une différence de position entre l’architecte et le directeur de programme, pour faire évoluer les positions des partenaires. La réunion du lendemain matin sera décisive…
La tactique définie la veille au soir est alors déroulée comme envisagé. Et le vendredi matin, la France arrache un feu vert des partenaires allemand et italien. La suite, vous la connaissez, le premier TTH de l’armée de Terre sera livré fin décembre 2011, quelques jours même en avance sur le calendrier contractuel, pour le plus grand bénéfice de l’ALAT.
Élargir dans un esprit gagnant-gagnant
Deux ans plus tard, rebelote, au moment de la qualification du nouveau standard de la version de l’aéronautique navale, le NFH « Step B ». Mais cette fois-ci, la France se retrouve dans la position de ses partenaires car disposant déjà de NFH au précédent standard, le « Step A ». L’enjeu pour la France est d’utiliser le levier de cette qualification pour négocier des contreparties financières optimales pour faire suite aux retards industriels sur le développement de ce standard. Les acteurs en première ligne sur cette négociation sont les industriels : Agusta Westland (Italie) en prime, Airbus Helicopters (AH) en deuxième ligne. L’entreprise italienne n’a aucune intention de faire preuve de bonne volonté ce qui met AH en porte-à-faux. Agusta, qui sait que le temps joue en sa faveur, n’hésite pas à jouer la montre. La semaine infernale de finalisation de la qualification du Step B s’engage donc dans un contexte tout aussi tendu. La fin de la semaine de négociation approche et encore une fois, l’ACT fait état d’une situation de blocage avec l’industriel italien. Cette fois-ci, il faut intervenir sur la scène politique. Aussi le jeudi soir est consacré à quelques discussions « en off » avec les homologues italiens afin d’identifier une porte de sortie, non pas pour l’industriel italien, mais pour l’Italie au sens large, dans un esprit « gagnant - gagnant ». Les discussions se terminent vers minuit sur une issue positive pour la France !
Faire exception tout en restant impartial
Dernier exemple, nous sommes en 2013 et une LPM est en préparation en France. Une commande de 34 TTH est envisagée mais avec un étalement de la production afin d’entrer dans le cadrage financier. Les discussions vont bon train avec les industriels, évidemment très motivés par l’obtention d’une commande ferme de la France dans un contexte général marqué par l’absence de nouvelle commande depuis plusieurs années. Or, l’acquisition de NH90 fait l’objet d’un contrat unique au nom de toutes les nations, passé par l’agence NAHEMA. L’avantage, c’est que toutes les nations contractantes peuvent bénéficier de prix plus faibles par effet d’échelle. Il faut néanmoins systématiquement obtenir l’aval de toutes les autres nations pour l’approbation du moindre avenant. La pression est forte pour notifier avant fin mai faute de quoi les prix unitaires seraient à renégocier, et un dédit serait à verser. La pression est forte côté France pour étaler les plans de paiement au plus juste, ce qui nécessite des calculs de dégressivité et autres négociations dont le service achats de la DGA est coutumier mais l’agence contractante un peu moins. Un nouveau front s’ouvre à quelques semaines de l’échéance. Il s’agit cette fois-ci de convaincre l’agence et non pas l’industriel. Elle souhaite, à juste titre, s’assurer que la démarche française ne va pas conduire à une jurisprudence préjudiciable aux autres nations, vis-à-vis desquelles elle doit assurer son devoir d’impartialité. La responsable des finances du programme est appelée à la rescousse et effectue d’innombrables calculs sur de non moins innombrables scénarios. Des présentations sont effectuées à l’agence et démontrent qu’un des scénarios permet de concilier au mieux les intérêts de chacun. L’agence accepte de prendre à son compte ces hypothèses de négociation et le deal est ficelé à quelques jours de l’échéance…
Les clés d’une interdépendance réussie
Au travers de ces trois exemples, j’ai tenté d’illustrer le rôle crucial du facteur humain et de la prise en compte des différences culturelles dans une coopération internationale, et ceci avec des interlocuteurs à chaque fois différents : personnels des services étatiques, industriels ou d’une agence contractante.
Vous l’aurez constaté, les programmes en coopération génèrent un état de mutuelle dépendance entre les nations coopérantes. Qu’il s’agisse de navigabilité, de certification, de qualification ou encore de contractualisation, un accord à l’unanimité est souvent requis afin de pouvoir avancer. La négociation prend donc une importance capitale pour la tenue des objectifs.
Alors bien sûr, d’aucuns pourraient être incités à certains clichés afin d’établir une stratégie de négociation :
- Le caractère parfois un peu rigide des Allemands,
- L’adaptation permanente des Italiens malgré les règles en vigueur,
- La capacité des Britanniques à changer de position en fonction des événements,
- Et bien sûr, l’arrogance des Français qui considèrent qu’ils ont toujours la meilleure appréciation de la situation.
Mais plus sérieusement, de ces quelques années sur le programme NH90, je retire surtout les enseignements suivants :
- Le besoin de respecter chacun de ses interlocuteurs et de se mettre à sa place : quelles sont ses contraintes, ses aspirations, ses marges de manœuvre ;
- L’identification des thématiques sur lesquelles on peut s’appuyer (« ouvrir des fenêtres » lorsque les portes sont fermées) permet de ne pas rester bloqué dans la négociation ;
- L’identification aussi des lignes rouges du partenaire, afin de ne pas buter trop longtemps sur une thématique qui n’a que peu de chance de se débloquer ;
- Le soft power peut également aider à débloquer certaines situations : combattre les perceptions négatives, appréhender les sujets de fierté qui touchent aux égos, ou plus simplement tisser des relations plus amicales basées sur des intérêts communs (sports, hobbies) permet aussi parfois de fluidifier des discussions qui n’ont aucune chance d’aboutir si elles sont agressives. D’ailleurs, il ne faut pas compter ses heures pour inclure de nombreuses phases de négociations « en off », souvent au café ou autour d’un verre le soir assez tard. Les langues se délient souvent après 22h…
Anticiper en équipe, avec l’équipe
Alors tout ceci ne s’improvise pas. L’équipe NH90 avait pris l’habitude de se réunir régulièrement pour préparer des réunions ou des négociations. Après un briefing sur les tenants et aboutissants, il était de coutume d’organiser une petite « pièce de théâtre » avec chaque membre de l’équipe de programme jouant le rôle d’un des partenaires : architecte allemand, manager italien, financier néerlandais, ou encore responsable du MCO portugais. Le tout face à l’équipe de négociation de la DGA et des armées, les officiers programme et la responsable du soutien en service…
Ces quelques séances dignes de la Commedia dell’arte ont été source de nombreux fous rires, et ont indéniablement contribué à forger une cohésion incomparable au sein de l’équipe. Elles ont surtout permis de préparer des négociations importantes pour le programme et nous ont enrichis à la fois à titre professionnel et personnel.
NH90 en version TTH
Je garde en tête quelques grands principes : - Une négociation se prépare toujours en équipe, afin de multiplier les angles d’approche ;
- Une négociation est réussie lorsqu’il n’y a pas de perdant ;
- Parfois, les discussions peuvent être très tendues et il convient de ne rien prendre personnellement (mise en œuvre des accords toltèques !) ;
- Et comme il n’y a pas toujours des miracles, il convient d’instruire en parallèle un ou des plans B nationaux au cas où… D’ailleurs, ces plans B ont un coût RH et financier qu’il me paraît indispensable d’intégrer dans les devis de nos opérations en coopération, dans la part dédiée aux risques.
En faisant mes premiers pas dans la DGA sur la conduite des opérations d’armement, ma tendance naturelle a été de mettre l’accent sur la technique, la maîtrise des risques, les processus programmatiques et financiers, ainsi que sur le management des équipes. Il m’est vite apparu qu’il convenait aussi de ne pas négliger le facteur humain. Car s’il y a bien un thème qui m’a marqué sur ce programme, c’est bien la prédominance du FH dans les négociations multiculturelles...
L’IGA Arvind Badrinath occupe aujourd’hui le poste de directeur de l’unité de management « combat aérien » après avoir dirigé les centres DGA EV et DGA IP. Son début de carrière a été effectué au CEV sur les essais du Mirage 2000, puis il a rejoint la conduite des opérations d’armement, d’abord sur Rafale comme architecte de cohérence technique, puis sur NH90 comme directeur de programme.
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