J’ai toujours été une touche-à-tout au niveau sport, avec une préférence marquée pour les sports de montagne. L’escalade s’est invitée dans ma vie voilà bientôt dix ans. Cette découverte s'est rapidement muée en passion, voire en art de vivre. Ayant des activités professionnelles très liées au pilotage de projets, je me suis souvent demandée s'il y avait des liens entre l'escalade en montagne et la conduite d'un projet, et si ces deux pratiques pouvaient se nourrir l'une de l'autre.

J’ai sciemment choisi pour le titre de cet article le verbe « escalader » et non celui plus courant de « gravir ». L'escalade d’une voie en montagne implique de s’élever sur une paroi plus ou moins verticale, en plaçant sur le rocher ses mains et ses pieds le plus intelligemment possible. Les chaussons d’escalade, grâce à leur gomme, adhèrent à la roche. On grimpe à mains nues, avec parfois l’aide d’un peu de magnésie pour contrer l'effet savonnette de la transpiration.

Pour enrayer une éventuelle chute, on s’équipe de tout un attirail : baudrier, corde dynamique, système d’assurage, dégaines, mousquetons, sangles… et évidemment, un casque, si la montagne venait à nous tomber sur la tête. Escalader en montagne implique de bien se préparer physiquement et mentalement, de se renseigner sur les conditions (météo, itinéraire, difficultés, …), de bien vérifier son matériel, de prévoir les replis possibles, puis de passer efficacement à l’action en gérant tout ce qui peut advenir d’imprévu, et ce jusqu’à revenir… chez soi.

L’ascension d’une paroi peut-elle s'apparenter à un projet ? Il s’agit bien de réaliser quelque chose de nouveau (a contrario d’une activité récurrente comme la pratique de l’escalade en salle par exemple), qui a un début (le rêve initial) et une fin (le retour sain et sauf à la maison), des objectifs de délais/coûts/performance, des ressources. Un projet donc, avec deux caractéristiques prépondérantes : la gestion du risque et la prise de décision rapide.

En montagne, une bonne gestion du risque est vitale.

• Risque météo : si la pluie arrive, l’escalade devient impossible.
• Risque matériel, de perte ou de casse.
• Risque d’erreur d’itinéraire.
• Risque temporel : si la voie est longue, prendre du retard et devoir redescendre de nuit peut s’avérer très problématique.
• Enfin, le risque de chute : il y a souvent des endroits où tomber n’est pas conseillé. L'observation de la paroi et la mise au point rapide d'une tactique de grimpe sont alors essentielles.

Des échappatoires peuvent exister, à condition d’avoir anticipé ces différents risques.

Décider vite et bien !

L’escalade nécessite également de savoir prendre des décisions dans un laps de temps d’autant plus court que l'inclinaison de la voie est prononcée : plus vous aurez à retenir votre poids uniquement à la force de vos muscles, moins vous aurez de temps et de lucidité pour réfléchir aux mouvements suivants.

L’escalade en montagne développe ainsi des qualités telles que le sens du timing, la capacité à évaluer instantanément une situation, la prise de décision rapide, une certaine prise de risques bien évaluée, une ténacité et un engagement total, une grande autonomie et la capacité à assumer pleinement ses responsabilités. Qualités également précieuses dans la vie professionnelle !

Ressemblances et différences entre un projet de voie d’escalade et un projet professionnel

La voie représente un mystère à déchiffrer, une énigme à résoudre.

L’escalade en milieu naturel n’est pas un sport comme un autre ; pour moi, c'est davantage un art de vivre qui influe sur ma façon d’être au monde. Je ne connais aucune autre activité qui mobilise tant l'ensemble des capacités humaines, physiques comme mentales. Force, souplesse, équilibre, tonicité, agilité, précision, observation, inventivité, concentration, audace, ténacité. Qui veut s’y engager pourra lire le livre « la voie des guerriers du rocher », détaillé plus loin. A l’inverse de sports où la gestuelle est répétée à l’identique jusqu’à la perfection, l’escalade requiert de l’ingéniosité pour trouver le mouvement le plus approprié. C'est un défi posé à l'intelligence de l'être dans sa globalité. On grimpe avec son cerveau autant qu'avec ses muscles.

L'ordonnancement des gestes doit être minutieusement pensé, la façon de tenir les prises, de placer le corps... Le pied gauche sur ce graton de quelques millimètres, cette prise à prendre en pince main droite, puis une bascule de bassin pour garder l'équilibre. Les doigts explorent les aspérités du rocher, palpent la faille où glisser deux phalanges, la rondeur à englober, la stalactite à empoigner. Les muscles s’échauffent, l'esprit s’agite, le souffle devient rauque. Fusion charnelle, peau contre roche. Et si je mettais plutôt mon pied là, sur cette petite réglette ? Je tente. Je tombe. Je recommence. Les gestes seront plus précis au coup suivant. Sensations. Mémorisation. Le sang pulse dans mes veines et le rocher s’imprime en moi. Mon corps ployé par l’effort, équilibré par des pressions contraires, je me sens vivante et forte.

Escalade du Cap Canaille entre Cassis et La Ciotat

Si l'escalade est une activité aussi intense et puissante, comment se fait-il que la majorité des gens ne grimpe pas ? Dans les sports de glisse, la matière est en mouvement, la pente ou le fluide crée la vitesse, et par là, l'adrénaline. En escalade, la nature est fixe, la falaise est immobile, inébranlable (du moins, on l’espère…). Nous sommes la source d'énergie, et il nous faut à chaque instant contrer la gravité. Il faut bien reconnaître que tout le monde n’a pas le physique adapté. Le surpoids est l’ennemi mortel du grimpeur, et l'escalade est aussi une ascèse ; elle exige une certaine frugalité ou, terme à la mode, sobriété. Oui, l’escalade est un sport difficile et exigeant. Mais les qualités qu’elle permet de développer sont à la hauteur de cet effort. Outre les qualités individuelles précédemment citées, il y a le fameux « esprit de cordée ».

« …On tient la vie de l'autre entre ses mains, on lui remet la sienne : confiance et entraide doivent être sans faille… »

Enfin, l'escalade offre une occasion unique de mener sa vie de façon aventureuse. Loin des foules et des activités commerciales - l’engouement récent pour les salles d’escalade, structures artificielles et aseptisées, est emblématique de la dérive sécuritaire de notre société -, les journées passées à grimper en montagne procurent un sentiment de puissance de vie, une extase existentielle, et sèment dans l'esprit des grimpeurs la sensation d'appartenir à une caste à part, une catégorie d'élus bienheureux à qui il est donné de pouvoir vivre des journées intenses, à 90 degrés d’une existence ordinaire.

On en ressort grandi, riche du partage humain, de la confiance donnée et reçue, ivre de lumière et d’espace, fourbu et heureux, prêt à regarder sous un angle différent et avec une acuité renouvelée les tracas et défis du quotidien.

Et le management de projet dans tout ça ? Si les activités sont de natures bien différentes, je suis convaincue que les qualités développées dans ma pratique de l’escalade en montagne ont des répercussions bénéfiques sur la façon dont je suis amenée à piloter les projets qui me sont confiés dans ma vie professionnelle.

Séverine Bournaud-Perrier, ICA

Après un début de carrière à la DGA puis au CEA/DAM, Séverine Bournaud-Perrier a rejoint la Maîtrise d’Ouvrage Assainissement-Démantèlement (A&D) du CEA Saclay. Rattachée depuis peu à l’INSTN (Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires), elle travaille aujourd’hui à la mise en place d’une filière projet pour l’ensemble du CEA.