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Robot humanoïde de l’ENSTA ParisTech au cours d’une expérience d’apprentissage d’objets par manipulation
05 avril 2015

LA ROBOTIQUE DÉVELOPPEMENTALE
S’INSPIRER DES ENFANTS POUR RENDRE LES ROBOTS ADAPTABLES

La robotique développementale s’inspire de travaux en biologie et en psychologie du développement humain pour jeter les bases de nos futurs robots. destinés à des tâches complexes, ils devront être capables de percevoir et d’interpréter une immense variété de situations et d’apprendre au contact direct des humains sans passer par l’intervention de spécialistes.


Les capacités des robots de service commercialisés restent encore limitées, et ils sont donc cantonnés à des tâches simples telles que le nettoyage des sols. Cependant, des robots plus complexes tels que Pepper, d’Aldebaran Robotics, arrivent sur le marché. Ces modèles ont un rôle social et présentent un intérêt essentiellement dans le cadre des interactions qu’ils pourront engager avec leurs utilisateurs. L’un des défis importants concernant ces robots est donc de fournir des interactions riches et renouvelées afin d’intéresser leur propriétaire. A moyen terme, des versions plus évoluées de ces robots devraient pouvoir améliorer la qualité de vie de personnes âgées ou dépendantes. Ils permettront à ces personnes de rester autonomes quelques années de plus en assurant une forme de surveillance et d’assistance pour des gestes simples du quotidien.

L’enjeu des interactions sociales en robotique

Pour ces robots domestiques, mais aussi pour les futurs robots industriels, l’aspect social, c’est-à-dire la capacité d’interaction avec les humains, est primordial. Ceci se traduit d’un point de vue mécanique par une autonomie de déplacement, la capacité de saisir, de manipuler des objets tout en garantissant la sécurité des utilisateurs. Mais cela pose surtout des problèmes logiciels car ils devront intégrer des capacités de perception et d’interprétation des situations largement supérieures à ce qui existe aujourd’hui. Ils devront par exemple pouvoir détecter des objets, des visages, interpréter les expressions et les gestes des hommes. D’une manière générale, ils seront contraints de « comprendre » les situations complexes caractéristiques de l’environnement quotidien des humains. De plus ces capacités devront être évolutives : il leur faudra apprendre à reconnaître de nouveaux objets, de nouvelles personnes, réaliser de nouvelles tâches. Tout cela devra se faire de manière simple et intuitive pour le possesseur du robot, sans demander l’intervention d’un spécialiste à chaque nouveau besoin.

Les clés de l’apprentissage

Pour permettre une telle adaptation, le robot devra posséder une capacité d’apprentissage à la fois souple et performante. C’est ce que se propose d’étudier la robotique développementale. Son principal objectif est de concevoir des robots qui sont capables d’apprendre, pendant toute leur existence, de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences dans le cadre de leurs interactions avec des utilisateurs non spécialisés. Cette dernière précision est importante car il s’agit non pas de permettre à des personnes de programmer de nouveaux comportements, mais d’enseigner des choses au robot, comme on le fait pour un enfant.

 

Le développement cognitif de l’enfant au stade pré-verbal, selon Jean piaget (1896-1980)

c’est parallèlement à ses études sur l’adaptation de mollusques, à une époque marquée par des débats intenses sur l’évolution animale, que Jean Piaget développe ses thèses sur l’intelligence.dans « La naissance de l’intelligence chez l’enfant » (1936), Piaget soutient que l’intelligence de l’humain constitue un cas particulier de l’adaptation biologique : « tout comme l’organisme s’adapte en construisant matériellement des formes nouvelles (…), l’intelligence prolonge une telle création en construisant mentalement des structures susceptibles de s’appliquer à celles du milieu ». Jean Piaget décrit comment, « au cours de premiers dix-huit mois, il se produit une véritable révolution copernicienne : le corps de l’enfant n’est désormais plus le centre du monde, mais un objet parmi d’autres qui sont maintenant en relation entre eux, soit par des liens de causalité, soit par des rapports spatiaux, le tout dans un espace cohérent qui les englobe » (Piaget, mes idées, 1977). il modélise ce travail intense de maturation de l’intelligence au stade pré-verbal, en 6 étapes successives :

• premier mois : le réflexe inné, destiné à remplir une fonction spécifique (alimentation par exemple : l’enfant suce indifféremment tout que l’on met dans sa bouche) ;

• 1 à 4 mois : le réflexe se modifie pour remplir d’autres fonctions, l’enfant répète de manière intentionnée un premier résultat obtenu pour la première fois par hasard, et qui a été source de plaisir (par exemple la succion devient moyen d’appréhender les objets) ;

• 4 à 8-9 mois : une différenciation entre le sujet et l’objet s’opère, le lien de causalité apparaît ;

• 8-9 à 11-12 mois : l’enfant choisit des moyens appropriés pour parvenir à l’objectif qu’il s’est fixé ;

• 11-12 à 18 mois : l’enfant découvre des moyens d’action nouveaux, non plus par hasard, mais par expérimentation active (par exemple, il gradue les mouvements dans le but d’en étudier la nature) ;

• 18 mois à 2 ans : étape de transition, qui voit apparaître chez l’enfant la capacité à conférer aux objets des significations s’appuyant sur ses expériences. Parce qu’elle se fait à travers ses sens, son action et ses déplacements, Piaget nomme cette phase fondamentale du développement de l’intelligence humaine, la période sensori-motrice. 

 

La robotique développementale propose précisément de s’inspirer pour cela de l’enfant. Les travaux concernant le développement et l’apprentissage chez l’homme remontent à des précurseurs comme Jean Piaget, et il en existe une immense variété, allant des études du comportement jusqu’à l’analyse des structures du cerveau. De nombreuses études montrent en particulier que le processus de développement et de maturation psychomoteur est crucial pour permettre à l’enfant d’apprendre des comportements de plus en plus complexes, partant de l’apprentissage de tâches simples.

Robotique, apprentissage et intelligence artificielle

L’idée de concevoir des robots capables d’apprendre n’est pas nouvelle. Ainsi Alan Turing, dès 1950, proposait de tenter de concevoir des robots capables d’apprendre comme des enfants, avec l’espoir qu’il serait plus simple de concevoir ces mécanismes d’apprentissage que de reproduire directement l’intelligence de l’humain adulte. De nombreux travaux d’intelligence artificielle se sont ensuite appliqués à la robotique. Des chercheurs, comme Rodney Brooks dans les années 90, ont insisté sur l’importance de l’incarnation, de l’interaction avec l’environnement et de l’apprentissage pour développer des robots efficaces.

De très nombreuses recherches ont également été menées sur différentes méthodes d’apprentissage appliquées à la robotique. Cependant, dans la plupart des cas, l’apprentissage demande la création de bases de données d’exemples, ou la préparation de conditions très particulières ; faire apprendre une tâche à un robot demande souvent autant, voire plus de travail au concepteur que la programmation directe. Les méthodes permettant à un robot d’apprendre plusieurs tâches différentes sans une reconfiguration profonde du système, ou en interaction directe, sont rares.

Interpréter progressivement un environnement

La capacité à interpréter son environnement et à en reconnaître les différents éléments est un exemple de sujet traité en robotique développementale, sur lequel nous travaillons dans notre équipe à l’ENSTA ParisTech. Il existe aujourd’hui de très nombreux algorithmes de traitement d’image, utilisant de plus en plus souvent l’apprentissage, qui permettent de reconnaître des objets, des visages, ou des lieux dans une ville. Cependant, ces algorithmes sont tous développés spécifiquement pour réaliser une tâche et lorsque qu’ils utilisent l’apprentissage, ils requièrent des bases de données adaptées. A l’inverse, l’homme semble disposer d’une capacité générique pour reconnaître sans efforts tous ces éléments de son environnement. Nous développons donc des approches qui permettent de caractériser l’apparence de très nombreux éléments de l’environnement puis de les identifier en utilisant les capacités du robot à agir, notamment à manipuler les objets. Cette manipulation permet, comme pour l’enfant, d’améliorer les modèles de l’objet et d’obtenir des informations multi-modales telles que sa dureté ou le bruit qu’il fait en mouvement. Nous tirons aussi parti de l’interaction avec l’humain et du langage afin d’améliorer progressivement les capacités de reconnaissances d’objets.

Une problématique système

Ainsi, les défis de la robotique développementale demandent de créer de nouveaux algorithmes d’apprentissage qui soient par exemple incrémentaux et stables dans le temps, mais qui se placent aussi et surtout au niveau système. Elle s’intéresse, par exemple, au développement des représentations efficaces et évolutives qui soutiendront l’apprentissage. Elle développe aussi des méthodes d’exploration pour l’acquisition des informations nécessaires à l’apprentissage ou des méthodes d’interaction avec l’humain qui permettent au robot d’apprendre mieux et plus rapidement. Loin de tirer un trait sur toutes les avancées obtenues en robotique et en informatique, la robotique développementale propose donc une reformulation de certains objectifs et une approche système et pluridisciplinaire de la robotique.  

 

    
David Filliat
(X94) est docteur en robotique. Après 4 ans comme expert en robotique et microdrones à la DGA, il est désormais Professeur à l’ENSTA ParisTech, responsable de l’équipe de Robotique et Vision.
 

Auteur

Professeur à l'ENSTA Paris (Robotique, IA) et Directeur Scientifique du Centre Interdiscipliniaire pour la Défense et la Sécurité (CIEDS) de IP Paris

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