RÉDUCTION DES ÉQUIPAGES : UNE INGÉNIERIE DÉLICATE
REGARDS CROISÉS SUR LE PROGRAMME FREMM
Pour faire face à la baisse de ses effectifs, la Marine nationale a fait le choix d’une rupture dans la façon d’opérer ses bâtiments au moment de la construction des FREMM (frégates multi-mission) : avoir recours à des équipages moins nombreux grâce à des bateaux plus fortement automatisés. Un vrai défi au niveau de la conception de ces bateaux pour la DGA et pour l’industrie !
La CAIA : En matière de facteurs humains, quels ont été les défis du programme FREMM ?
Nicolas Drogi, Claire Penchenat, Fabienne Padlo-Carré : Au début des années 2000, les baisses d’effectifs imposées à l’état-major de la Marine ont conduit à réduire et redéfinir les plans d’armement de ses navires, ainsi que les moyens dédiés à la formation et l’entraînement. Pour la FREMM, la spécification initiale du plan d’armement était de 108 membres d’équipage. Par rapport à la génération précédente, l’objectif de réduction était vraiment significatif puisque les frégates du type F70 étaient armées par 240 à 250 membres d’équipage. Par ailleurs, la multiplication des capteurs, des systèmes d’information et des réseaux à bord a généré des volumes d’informations à traiter de plus en plus importants. Enfin, les fonctions opérationnelles à assumer et à entretenir se sont diversifiées, et la complexité des missions à réaliser s’est significativement accrue.
La conjonction de tous ces facteurs a conduit à des situations où l’opérateur humain chargé de l’exploitation des systèmes à bord devait assumer à la fois un plus grand nombre de tâches et des tâches plus complexes. Or, la charge de travail devait également rester compatible avec les ressources humaines disponibles et de la vie à bord. D’où un travail de conception particulièrement ambitieux sur ce programme en matière de facteurs humains.
En outre, la formation des équipages a également dû être repensée pour obtenir des équipages à la fois hyperspécialisés et polyvalents et pour trouver le bon compromis entre maintien des spécialités « métiers » au bon niveau et élargissement des compétences.
Plan d’armement : il définit la liste des marins - nombre, spécialité, qualification et grade - ayant pour tâche de mettre en œuvre le navire de combat pour toutes ses missions.
Olivier Théret : La conception des navires armés est avant tout une affaire de choix et d’équilibre.
Les FREMM, plus grandes, doivent être plus efficaces, avec des systèmes techniquement plus complexes, et conduites par un équipage fortement réduit. L’optimisation des navires, classiquement réalisée autours des performances techniques et des grands bilans (masse, signatures, propulsion et servitudes), a également pris en compte l’activité humaine et la charge de travail de chaque membre de l’équipage.
Les réflexions ont porté sur le niveau d’automatisation, la répartition des tâches et le dimensionnement des équipes de conduite. Elles ont permis d’adapter les interfaces de pilotage des équipements, l’aménagement des locaux de conduite et même le plan d’ensemble du navire. Elles ont rappelé que les aspects organisationnels sont aussi importants que les solutions techniques et que l’automatisation doit être pensée avant tout pour faciliter l’utilisation des systèmes.
La CAIA : Dans le cas des FREMM, il a donc été nécessaire de capturer et d’exprimer des besoins pour l’exploitation future d’un système qui n’existe pas encore et pour de nouveaux usages. Comment cela a-t-il été possible ?
OT : Les travaux se sont appuyés sur l’analyse de l’activité humaine à bord, individuelle et collective. Pour cela, un plan d’armement initial a été défini. Il s’est accompagné d’hypothèses structurantes établies avec l’organisme exploitant le navire, ici la Marine nationale : filières métier, niveau de compétences, organisation des chaînes décisionnelles, répartition des tâches d’entretien et de maintenance entre le navire et le support terrestre.
ND, CP, FPC : Pour l’aspect collectif en particulier, il a été décidé de recourir à des simulateurs complets, représentatifs des fonctions opérationnelles, appelés Illustrateurs de besoins d’exploitation opérationnelle (IBEO).
L’un d’eux, l’IBEO PIM (Passerelle intégrée Marine), a permis, par la mise en œuvre d’une démarche « centrée utilisateur », de dérisquer au plus tôt de nouvelles organisations du travail, associées à l’automatisation des fonctions de conduite de la plateforme. Ce travail mené en amont de la réalisation du programme FREMM a été conduit en équipe intégrée (DGA / Marine nationale) avec la participation des marins en tant que futurs utilisateurs.
L’exploitation de cette plateforme de spécification a été associée à une analyse technico-opérationnelle de l’impact sur les architectures et sur les niveaux d’automatisation et d’intégration. Cette démarche a conduit à l’évaluation précoce de la conception d’une passerelle de navigation intégrée, en lien étroit avec le système de combat, mais avec une gestion automatisée des fonctions de conduite, proche du modèle du civil.
OT : Les IBEO mis en œuvre par la DGA ont apporté une vraie plus-value pour la compréhension des activités collectives complexes. Par exemple l’établissement de la situation tactique est une tâche réalisée en temps réel par une dizaine de personnes. L’analyse de ces collectifs a été majeure car les résultats atteints par un groupe de personnes peuvent être supérieurs à la somme des résultats individuels, à condition qu’ils travaillent en équipe avec des moyens adaptés.
En plus des expérimentations sur IBEO, nous avons modélisé toutes les autres activités des marins pour une mission type de 45 jours. Pour les tâches les plus simples, seule une charge horaire de travail a été définie. Lorsque l’aménagement des zones de travail était critique, une modélisation 3D a été menée, avec si besoin des mises en situation d’utilisateurs en réalité virtuelle.
Ensuite, le plan d’armement a été mis à jour, accompagné de nouvelles exigences et recommandations techniques et organisationnelles. Un registre des rôles a été défini pour les différentes postures du navire (combat, mise en garde, veille).
Ce processus d’optimisation a été itératif. Après quelques cycles, l’objectif de dimensionnement initial a été atteint, validé et traduit en exigence contractuelle.
IBEO PIM (Illustrateur de besoin d’exploitation opérationnelle de la Passerelle intégrée Marine) à DGA TN
La CAIA : Avec tous ces outils, comment l’utilisateur a-t-il été concrètement pris en compte dans les travaux de conception ?
OT : Une démarche « centrée utilisateur » a été mise en place au démarrage de la conception des FREMM. Cette proximité entre les concepteurs et les futurs équipages a permis aux ingénieurs et techniciens de prendre en compte l’avis et l’expérience des marins dans la définition des systèmes.
La première condition de succès d’une telle démarche est l’engagement de toutes les parties dès le début du programme. Pour le cas d’un navire au profit de la Marine nationale, cela signifie la mise à disposition d’utilisateurs réels, c’est-àdire des marins qui sont effectivement « aux manettes » des navires des forces. L’industriel doit, de son côté, accepter de partager ses conceptions préliminaires très tôt pour être en capacité d’intégrer le plus largement possible les recommandations techniques issues des études FH. La DGA apporte un soutien par son expertise et ses moyens techniques. Sa position de client est importante pour contribuer à l’équilibre des relations entre la Marine nationale et l’industriel.
L’enjeu est de définir les solutions techniques en prenant en compte les contributions des utilisateurs au même niveau que celles des architectes, des responsables de systèmes et des spécialistes de domaines techniques. Les choix de conception sont élaborés et partagés ensemble.
Dans le cadre du programme FREMM, des supports d’échanges ont été mis en place. Les groupes techniques utilisateurs (GTU) traitent des problématiques liées à l’activité opérationnelle ainsi qu’à l’agencement général des locaux et des postes de travail. Les différents points de vue sont confrontés pour converger vers des solutions au service des futurs marins. Lors d’expérimentations en situation, des ergonomes observent des utilisateurs pendant leur travail réel sur les navires ou sur des simulateurs de réalité virtuelle dans le but d’établir des constats objectifs et des recommandations de conception. La bonne prise en compte de ces recommandations est ensuite vérifiée et validée.
Réalité virtuelle : elle permet une immersion forte et partagée des utilisateurs et des concepteurs, tant pour la définition des espaces et des postes opérateurs que pour la description de l’activité humaine. Les locaux critiques de la frégate sont extraits du modèle 3D d’intégration, puis texturés et mis à l’échelle. Cela donne une très grande représentativité qui permet de vérifier les champs visuels ainsi que l’accessibilité aux commandes et aux matériels.
Le simulateur de formation SIMULNAV spécifiquement conçu pour le programme FREMM et qui sera remplacé par du matériel générique
La CAIA : Y a-t-il eu des impacts sur la formation des équipages ?
ND, CP, FPC : Le dispositif de formation des équipages a dû être adapté et il s’est inspiré de la navigation civile. Le premier niveau de formation assuré par l’École navale, tout comme les plateformes d’entraînement du collectif de la passerelle exploitée par ALFAN Toulon et Brest, repose désormais sur l’exploitation de simulateurs de navigation similaires à ceux conçus pour la navigation civile. Ces plateformes partagent les mêmes principes de simulation que ceux mis en œuvre par l’école nationale supérieure maritime à Marseille et au Havre, comme par exemple la prise en compte des vraies caractéristiques hydrodynamiques des bâtiments pour les manœuvres.
Preuve du succès de cette approche, le rapprochement avec les méthodes et principes utilisés dans le domaine civil va se poursuivre. Il est notamment prévu que le renouvellement et la modernisation des simulateurs de navigation de différentes entités de formation et d’entraînement de la Marine s’appuient sur des matériels « sur étagère » grâce à des appels d’offres européens ouverts à toutes les entreprises susceptibles de proposer des solutions adaptées.
La CAIA :La dernière FREMM a été livrée en 2023. Quel bilan peut-on tirer aujourd’hui de la démarche retenue sur ce programme ?
OT : L’ajout des ailerons de passerelle, l’aménagement des plages de manœuvres et du « Central opérations » de FREMM sont des exemples réussis de conception centrée utilisateur. Comme cette démarche a été lancée suffisamment tôt, elle a permis de prendre en compte les besoins des marins tout en limitant les impacts sur les coûts et le planning de construction du produit.
ND, CP, FPC : C’est effectivement une réussite. Le résultat est aujourd’hui une conduite en passerelle gérée par trois marins de quart, une équipe comparable aux équipes de conduite de la Marine Marchande. Une révolution par rapport au plan d’armement des frégates d’ancienne génération.
La CAIA : le retour d’expérience a-t-il confirmé les résultats des simulations ?
ND, CP, FPC : Malgré l’importante automatisation de la FREMM et l’optimisation des postes de commandement et de contrôle, l’exploitation de l’IBEO avait montré, pour certaines situations, un risque de surcharge pour certains rôles opérateurs avec l’objectif initial ambitieux de 108 membres d’équipage. Les premières missions des FREMM ont confirmé ce risque et ont conduit la Marine à rehausser l’effectif des équipages à 123-126 membres.
Aujourd’hui, le réajustement par rapport au plan d’armement initial se situe autour d’une quinzaine de personnes (109 membres plus une quinzaine pour le détachement aéronaval). Ce sont essentiellement les fonctions soutien qui ont été renforcées (logistique, maintenance, administration). De plus, le concept de « double équipage », sur le modèle de l’organisation des sous-marins, a été mis en place en 2019. Outre le gain opérationnel (il est estimé que 6 FREMM à double équipage équivalent à 8 FREMM à simple équipage), il permet aux marins, dans leur période à terre, de poursuivre l’entraînement grâce aux plateformes de simulation et de se concentrer sur l’analyse du retour d’expérience et sur la préparation de la prochaine mission.
Pour les FDI (frégates de défense et d’intervention), la Marine a retenu l’hypothèse d’un équipage relativement similaire en volume (environ 110 membres hors détachement aéronaval). Elles sont certes plus petites (4500 tonnes versus 6500 tonnes pour FREMM) mais le nombre de fonctions à armer est équivalent à celui des FREMM.
La CAIA : Quels sont les enseignements pris en compte par les programmes suivants?
OT : Les résultats obtenus dans le cadre des FREMM ont été repris pour la définition des FDI, actuellement en cours de construction. Les méthodes et outils d’analyse de l’activité des équipages mis au point sont toujours utilisés pour la conception des navires de combat, comme par exemple lors des phases d’avant-projet du de nouvelle génération (PA-Ng).
Enfin, les moyens développés servent aussi à améliorer les processus de production et de maintenance des navires. Par exemple, les outils de réalité virtuelle permettent de préparer certaines opérations délicates : vérification de l’accessibilité des opérateurs pour l’assemblage ou la soudure de pièces, élaboration des processus de démontage et de cheminement de matériels volumineux…
Représentation de l'activité en plage avant pour étudier le positionnement des opérateurs et des équipements (Crédit photo Naval Group)
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