Retour au numéro
Une représentation simplifée du modèle d’accident de Reason
Vue 11 fois
15 mars 2024

LES FACTEURS HUMAINS DANS LES ACCIDENTS AÉRIENS

Le taux d’accidents aériens a été divisé par 10 en 25 ans. La part de facteurs humains a pu être réduite par une méthode d’analyse complète de facteurs multiples.


Idées reçues et fatalisme

Une idée courante est que les progrès dans la sécurité du transport aérien enregistrés depuis l’après-guerre jusqu’aux années 1970-1980 ont surtout résulté de l’amélioration de la fiabilité des matériels, puis ont été freinés depuis les années 1990 par la prédominance des facteurs humains parmi les causes d’accidents.

On estimait dans les années 1990 que l’erreur humaine étant à l’origine de 60 à 90 % des accidents, les progrès devenaient difficiles. L’augmentation du nombre d’accidents apparaissait ainsi comme une conséquence inéluctable de l’augmentation quasi exponentielle du trafic aérien, malgré tous les efforts pour réduire le taux d’accidents. S’il est incontestable que la fiabilité des avions a largement contribué à l’amélioration de la sécurité du transport aérien dans l’après-guerre, ces assertions sont cependant quelque peu simplistes.

Les rapports d’accidents des années 1940 et 1950 montrent certes nombre d’accidents dus à des pannes techniques plus ou moins difficilement maitrisables par les équipages, mais elle fait aussi apparaitre nombre d’accidents survenus à des aéronefs en parfait état de marche, et pour lesquels des erreurs humaines sont identifiées. Ainsi le rapport du BEA le plus ancien dont on a gardé la trace1, relatif à l’accident du 6 janvier 1948
à un DC3 d’Air France lors d’une approche par mauvaise visibilité au Bourget, note :
- Recevant en vol l’instruction de faire demi-tour en raison du mauvais temps au Bourget, le pilote répond qu’« il connait les conditions du Bourget et qu’elles lui conviennent, en conséquence il continue sa route »

- « Les utilisateurs ont l’habitude d’enfreindre la réglementation qui fixe le plafond minimum pour l’atterrissage à 50 mètres en descendant jusqu’à 30 mètres au-dessus du guetteur »

La contribution des facteurs humains et organisationnels - même si ces termes ne sont pas encore employés - motivés par la volonté de réaliser la mission, a été théorisée bien plus tard (années 1980) sous le nom de théorie de la migration vers l’accident : pour améliorer la performance, répondre à la pression économique et économiser leurs ressources, les acteurs prennent l’habitude d’approcher ou de dépasser les limites de sécurité, jusqu’à l’accident.

 

Le facteur humain dans les accidents d'aéronefs militaires

Éjection tardive en 2003 d’un solo de la patrouille acrobatique de l’USAF suite à une confusion du pilote dans l’altitude de passage en sommet de figure conduisant irrémédiablement au crash

Encore plus que les aéronefs civils, les aéronefs militaires exigent de leur équipage des qualités physiques, psychomotrices et intellectuelles, qui, lorsqu'elles sont altérées, peuvent conduire à des accidents plus ou moins graves. L'environnement du vol, particulièrement sur avion d'armes ou hélicoptère d'attaque, est physiquement contraignant voire épuisant (vibrations, accélérations longitudinales et angulaires, bruit, pressurisation) et il s'ajoute à la densité et la difficulté de la mission (vol à grande vitesse, à très faible hauteur ou très haute altitude, souvent de nuit, zone hostile). Les systèmes de mission comportent par ailleurs des fonctions de plus en plus nombreuses (navigation, capteurs défensifs et offensifs, liaison de données, conduites de tir) dont l'abondance d'informations même filtrées et prétraitées par le système peut aisément saturer la charge mentale de l'équipage et ses facultés cognitives. Enfin, certains types de vol comme la patrouille serrée, le ravitaillement en vol ou les présentations en vol nécessitent une grande précision dans les manœuvres effectuées, où toute erreur de pilotage peut aboutir à des collisions entre aéronefs ou avec le sol.

Les facteurs humains étaient bien identifiés dans des enquêtes, mais, souvent observés avec un certain fatalisme, ne débouchaient généralement pas sur des analyses structurées pour mieux les comprendre, les modéliser, et en déduire des axes d’amélioration systémique.

Années 1970-1990 : les facteurs humains reconnus

Une première approche, dès les débuts de l’aviation commerciale, a été, par la sélection et la formation des pilotes, de chercher à éliminer les « casse-cou », susceptibles de faire plus d’erreurs, ou qui seraient réfractaires aux procédures.

En parallèle apparaissent des premières réflexions théoriques sur la modélisation des accidents, avec d’abord des modèles séquentiels (l’accident est un enchainement de causes, qui peuvent être des erreurs ou des défaillances).

Après-guerre on s’intéresse davantage à l’ergonomie des postes de pilotage, dans le souci d’éliminer des erreurs de manipulation, fréquentes à l’époque. Par exemple les normes de certification (toujours en vigueur) imposent que la commande du train d’atterrissage ait la forme d’une roue, et que la commande des volets ait la forme d’une palette de section triangulaire.

Dans les années 1970, les g r o s p o r t e u r s c o m m e l e Boeing 747 apportent de nouveaux gains en matière de fiabilité du transport aérien, qui se démocratise : le public attend une sécurité analogue à celle du train. C’est à cette époque que quelques accidents marquent les esprits en raison de l’écart insupportable entre la banalité apparente des erreurs à l’origine de l’accident, et leurs conséquences.

Ainsi, le 29 décembre 1972, un Lockheed 1011 de Eastern Airlines s’écrase en phase d’attente pour une approche de nuit dans le marais des Everglades en Floride, faisant
112 morts. La seule panne était au niveau des deux ampoules du voyant vert de train sorti de l’atterrisseur avant, qui étaient grillées. Les cinq membres d’équipage présents dans le cockpit avaient bien subodoré ce diagnostic, et ils avaient entrepris de démonter ledit voyant, puis de descendre en soute sous le cockpit pour vérifier visuellement la sortie du train. Ce faisant, ils n’ont pas détecté que le mode de tenue d’altitude du pilote automatique s’était déconnecté, et que l’avion descendait vers le sol.

Le 27 mars 1977, le commandant de bord d’un Boeing 747 de KLM entame un décollage de Ténériffe par temps de brouillard, alors que le contrôle aérien ne lui a pas encore délivré l’autorisation de décollage, et malgré les doutes exprimés par le copilote. Il percute un autre Boeing 747 au roulage sur la piste. Le bilan humain reste à ce jour le plus sévère de tous les accidents aériens : 583 morts.

Ces accidents ont certainement contribué à ce que l’industrie du transport aérien s’intéresse de façon plus systématique aux facteurs humains, et cherche à faire évoluer le cadre de sécurité pour minimiser la probabilité de survenue d’erreurs humaines ou la probabilité que celles-ci aient des conséquences graves.

Cet intérêt, partagé avec d’autres industries à risque – nucléaire civil notamment –, a conduit à une accélération des travaux universitaires sur ce thème, et à l’identification des facteurs humains comme discipline à part entière, au croisement de plusieurs disciplines : ergonomie, psychologie, neurologie, physiologie, sociologie, … Il en découle des évolutions concrètes, en premier lieu dans la formation des équipages et dans les méthodes de travail en équipage, avec notamment l’apparition du « Cockpit Resource Management ».

Le CRM, cockpit resource management devenu Crew Resource Management
est un protocole de communication entre membres de l’équipage visant à favoriser l’assertivité, la conscience de la situation, la prise de décision et le travail d’équipe. Par exemple, communiquer un problème selon le protocole : ouverture / préoccupation / problème racine / solution proposée / validation. La formation des équipages au CRM est désormais obligatoire pour les pilotes commerciaux dans la plupart des réglementations.
L’application du CRM a permis d’éviter des catastrophes aériennes dont celle du vol US Airways 1549 qui s’est posé sur la Hudson River.

En parallèle, une plus grande automatisation de certaines fonctions de pilotage, de contrôle de systèmes ou d’alarmes vise à réduire la charge de travail des équipages et de minimiser les risques associés aux erreurs humaines.

L’Airbus A320, entré en service en 1988, pousse l’automatisation à un niveau jamais encore atteint, ce qui n’alla d’ailleurs pas sans polémiques, notamment après les accidents du Mont Sainte-Odile le 19 janvier 1992 et de Bangalore le 14 février 1990, qui ont fait apparaitre des difficultés pour certains équipages à comprendre et maitriser les systèmes automatisés de cet avion, et les différents modes de pilotage automatique lors d’une approche.

Facteurs humains et organisationnels : de nouvelles méthodologies

Les accidents de ce type suscitent de nouvelles recherches en matière de facteurs humains, et l’apparition de nouveaux concepts et sujets de recherche tels que la « conscience de la situation » l’objectif étant de « maintenir le pilote dans la boucle » malgré l’automatisation croissante. La DGAC française, qui a certifié l’A320, lance un programme de soutien à la recherche sur les facteurs humains et d’application à la sécurité aérienne.

En parallèle, la discipline des « facteurs humains » devient « facteurs humains et organisationnels (FOH) ». James Reason, dès les années 1990 développe un modèle d’accident visant à pourvoir identifier la part de défaillances latentes à plusieurs niveaux dans la survenue d’un accident. Ce modèle évite de rester focalisé sur les erreurs des acteurs de première ligne. Il est souvent présenté de façon simplifiée par la métaphore des plaques de gruyère, l’accident survenant lorsque tous les trous (représentant les vulnérabilités des barrières de différents niveaux) sont alignés. Ces nouvelles approches épidémiologiques, qui peuvent avoir tendance à déplacer l’erreur humaine depuis l’opérateur de première ligne vers l’encadrement et les responsables de l’organisation, ont donné lieu à débat – illustrant au passage que les sensibilités politiques peuvent influer sur les choix de modèles et de méthodes d’analyse, et partant, sur les résultats de l’analyse.

L’application concrète de ces modèles fait apparaitre des difficultés de principe et pratiques. Une difficulté de principe est que le modèle opérationnel sera nécessairement simplifié et tronqué, et donc les choix implicites ou explicites effectués dans cette modélisation auront une influence sur les conclusions de l’analyse et des enseignements de sécurité. D’un point de vue pratique, l’analyse FOH se heurte au caractère souvent partiel des données et informations qui auront pu être rassemblées, que ce soit au niveau du scénario ou de la connaissance détaillée des postes de travail et du fonctionnement des organisations. Une seconde difficulté est la quantité de travail d’enquête pour rassembler des données et informations utiles. Ces méthodes d’analyse ne doivent pas être abandonnées : elles peuvent justement aider à faire des choix raisonnés d’axes d’enquête et d’analyse et de leur profondeur, et à structurer le raisonnement de l’analyse.

Des résultats non mesurables mais certains

Globalement, malgré les prédictions alarmistes des années 1990, le taux d’accidents mortels en transport aérien régulier a continué à baisser de façon spectaculaire, de l’ordre de 9 % par an, soit un gain d’un facteur 10 en 25 ans. En valeur absolue, le nombre d’accidents mortels a diminué malgré l’énorme augmentation du trafic
Quelle part des facteurs humains dans cela ? Tous les accidents, même ceux dus à des « causes techniques » peuvent relever de facteurs humains et organisationnels, par exemple par l’origine d’une erreur de conception de l’aéronef, ou de défauts de fabrication.

Dans quelle mesure l’analyse FOH des accidents et incidents, s’appuyant sur les recherches dans cette discipline scientifique, contribue-t-elle au niveau de sécurité actuel ? Difficile d’apporter une réponse étayée, mais j’ai la conviction qu’elle y a grandement contribué, à la fois par les actions formalisées d’amélioration de la sécurité prises après chaque accident2, par la conscience de mieux en mieux partagée des risques parmi les acteurs de l’aérien et par la mise en œuvre de modèles d’organisation orientés sécurité dans les entreprises.

1 Rapport rédigé par Maurice Bellonte, héros de la traversée l’Atlantique avec Dieudonné Costes en 1930, devenu chef du BEA après-guerre
2 On pourra consulter à ce sujet la page « lessons learned » du site de la FAA :https://www.faa.gov/lessons_learned/transport_airplane

Photo de l auteur
Rémi Jouty, IGA, IGPEFME

Rémi Jouty a commencé sa carrière à la DGA avant de s’occuper en 1995 de certification des aéronefs à la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). Chargé des conditions de remise en vol des Concorde après l’accident du 25 juillet 2000, il travaille en relation étroite avec le bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile (BEA) ce qui le conduit en 2006 à diriger le département Investigations du BEA, et devenir en 2009 directeur adjoint de la Direction de la Sécurité de l’Aviation Civile.

Il a été directeur du BEA de 2014 à 2023.

Auteur

Articles liés par des tags

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.