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13 mars 2024

SOPHISTICATION DES ÉQUIPEMENTS DU FANTASSIN
LE DANGER DE LA SURCHARGE COGNITIVE

Publié par Pr Françoise Darses , Alexis Remigereau et Julie Albentosa | N° 131 - FACTEUR HUMAIN

Jusqu’à quel point la sophistication technologique des équipements et des systèmes d’armes est-elle gage de performance et de sécurité ? On peut craindre que la multiplication des fonctions multimodales de ces équipements, conjuguée à la complexité de traitement des situations multitâches qui caractérise la plupart des opérations militaires, conduisent à une surcharge cognitive. La performance serait dégradée, au lieu d’être améliorée, nuisant aussi à la sécurité du combattant.


Toutes les armées s’accordent à dire que la problématique de la charge cognitive – et de la potentielle bascule vers la surcharge - constitue un défi contemporain majeur pour les forces, du fait de la sophistication technologique grandissante des équipements et des systèmes d’armes. C’est notamment le cas des nouveaux équipements des fantassins débarqués dans le cadre du programme SCORPION qui comportent des fonctions multimodales fournissant simultanément des informations visuelles et auditives, certes puissantes mais potentiellement concurrentes sur le plan du traitement cognitif. La charge cognitive engendrée par l’utilisation de ces équipements complexifiera le traitement des tâches opérationnelles que les soldats doivent mener simultanément. On se trouve donc devant un paradoxe : alors que les équipements multimodaux s’inscrivent dans un objectif d’amélioration de la performance du soldat, ils pourraient engendrer un dépassement de ressources cognitives, mettant les individus dans l’incapacité d’agir en sécurité.

L’analyse psycho-ergonomique permet d’identifier les mécanismes cognitifs qui doivent être pris en considération dans de telles situations et in fine, d’établir des recommandations de conception des futurs équipements qui garantiront à la fois la performance et le maintien de la sécurité en opération. Mais comment mesurer la dégradation des performances induite par l’accroissement de la charge cognitive des opérateurs ? Il est en effet difficile de recueillir les données sur le terrain. De nombreuses contraintes environnementales empêchent de déployer les instruments de mesure pertinents (captation vidéo, enregistrements oculométriques ou physiologiques…) pour inférer les traitements cognitifs. Cet obstacle nécessite de concevoir des « micromondes », environnements de tâches simulées reproduisant les spécificités cognitives des conditions d’exercice d’une situation d’action sur le terrain.

Conception du micromonde simplifié SMES (Simulated MultiTask Environment for the Squad Leader)

SMES est un environnement multitâche simplifié, sur ordinateur. Le participant, chef de groupe, y exécute quatre tâches « métier » représentatives de l’activité réelle de fantassins débarqués : détection de changement dans l’environnement, orientation spatiale, transmission d’informations mémorisées et prise de décision tactique, faisant appel à différentes modalités de perception, de traitement et de réponse. Afin de contrôler expérimentalement ces tâches, chacune a été transposée en une tâche standardisée possédant les mêmes caractéristiques en termes de traitement cognitif. Le participant exécute – successivement ou simultanément – ces quatre tâches.

SMES (Simulated MultiTask Environment for the Squad Leader). À gauche, les quatre tâches présentées simultanément. À droite, un chef de groupe en session expérimentale

SMES (Simulated MultiTask Environment for the Squad Leader). À gauche, les quatre tâches présentées simultanément. À droite, un chef de groupe en session expérimentale

Révéler les concurrences entre modalités perceptives selon la nature et le nombre de tâches composant la situation multitâche

La situation multitâche, composée de plusieurs tâches conjointes, était, soit unimodale (quand les tâches étaient de même modalité de présentation), soit multimodale (modalités différentes). Le but était de révéler les possibles concurrences entre modalités perceptives (visuelle, auditive ou tactile) en fonction du nombre de tâches composant la situation multitâche (deux ou trois). On a rajouté une tâche secondaire qui consistait à détecter un signal pouvant être visuel (lumineux), auditif (un bip) ou tactile (une vibration). Cette tâche secondaire, bien que simple dans notre protocole expérimental, peut être assimilée aux informations perceptives qu’un équipement émettrait et que le chef de groupe devrait traiter simultanément à la situation opérationnelle multitâche.

Le tableau suivant synthétise la variation de la charge cognitive globale, d’un niveau faible à un niveau élevé, mesurée via plusieurs dimensions subjectives, physiologiques et de performance, auprès de 41 chefs de groupe.

Vert : charge faible – Orange : charge élevée – Rouge : charge très élevée Variation de la charge cognitive globale mesurée avec le SMES, selon la complexité de la situation multitâche et la modalité des tâches

Vert : charge faible – Orange : charge élevée – Rouge : charge très élevée Variation de la charge cognitive globale mesurée avec le SMES, selon la complexité de la situation multitâche et la modalité des tâches

On constate ([A]) que la situation « double-tâche unimodale » génère peu de charge cognitive, quelle que soit la modalité de la tâche secondaire. Mais ce bénéfice unimodal disparaît quand quatre tâches visuelles doivent être simultanément traitées [B], ce qui augmente significativement la charge. Cette concurrence diminue dans certaines associations multimodales [C]. On note que le traitement de situations multitâches, associé à l’exécution d’une tâche secondaire auditive, est générateur d’une charge cognitive très élevée [D]. On peut donc prédire qu’une information auditive provenant d’un équipement (par ex., un signal d’alerte) ne serait pas efficace. Il serait préférable d’utiliser un signal visuel. On constate que la présentation simultanée des trois modalités tactile/visuelle/auditive [E] induit une concurrence qui augmente le niveau de charge cognitive globale.

Vers un micromonde immersif : le SMES+

Sur la base du SMES, en étroite collaboration avec l’EMAT et le laboratoire interdisciplinaire des sciences du numérique du CNRS, nous avons architecturé un micromonde immersif dans lequel les quatre tâches ont été transposées en réalité virtuelle, en reproduisant les interactions naturelles et multi-sensori-motrices. Ce micromonde, à l’instar du SMES, permet d’appréhender l’effet de la concurrence entre les modalités perceptives incluses dans la situation multitâche principale et d’une tâche secondaire. Le SMES+ permet une appréhension plus naturelle de l’environnement par le fantassin.

Ainsi, l’IRBA dispose aujourd’hui d’un environnement numérique simulé (« micromonde ») efficace pour mesurer les variations de la charge cognitive du chef de groupe débarqué en fonction des tâches réalisées. Le développement en cours d’un micromonde plus évolué « SMES+ » vise à améliorer encore les capacités d’évaluation de la charge cognitive du fantassin, afin de maîtriser les risques de surcharge liés à des équipements de plus en plus sophistiqués.

Photo de l auteur
Françoise Darses, psychologue cogniticienne

anciennement en poste à l’université Paris Saclay, a rejoint le Service de santé des armées en 2011 où elle dirige le département Neurosciences et Sciences cognitives (NSCo). Psychologue cogniticienne, elle est spécialiste de la résolution de problème en situation critique.

 

 

Julie Albentosa est chercheur dans l’unité Ergonomie cognitive des situations opérationnelles /NSCo et spécialiste de la charge mentale.

Alexis Remigereau est doctorant à Paris Saclay et volontaire du SSA.

Auteurs

Pr Françoise Darses
Alexis Remigereau
Julie Albentosa

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