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04 octobre 2015

DES DÉCISIONS EN CONTRADICTION AVEC LA PENSÉE DOMINANTE

Prendre des décisions en contradiction avec la pensée dominante autour de soi ou des instructions reçues est sans contexte l’exercice qui m’a laissé les souvenirs les plus marquants. Les années passant, beaucoup de détails se sont effacés mais trois souvenirs restent vivaces.


Prenier souvenir : STMicroelectronics

L’actionnariat de STMicroelectronics était, par volonté politique lors de la construction de la société à la fin des années 80, « balancé » à parts égales entre France et Italie. En 2006, par suite du désengagement de France Télécom et du manque d’intérêt d’Areva, qui avait repris les actions de CEA-I dans ST et était l’autre actionnaire français, un déséquilibre d’actionnariat s’était créé au bénéfice de l’Italie. Les actionnaires italiens en avaient profité pour rompre de fait l’alternance prévue dans la Direction générale de la société, rompre à leur profit l’équilibre des postes principaux et subrepticement commencer à faire basculer le centre de gravité des activités vers l’Italie. A la tête du CEA à l’époque, j’avais été informé par mes collaborateurs du grave danger que représentait cette situation pour les activités françaises de ST, en particulier à Grenoble et Crolles.

Il n’y avait qu’une possibilité ; il fallait « re-balancer » l’actionnariat et pour cela racheter aux Italiens de Finmecannica environ 3 % du capital. Au bout de six mois, face à l’hostilité de Bercy et d’Areva qui ne comprenaient pas le danger et ne voulaient surtout pas dépenser d’argent, je profite d’un voyage en Chine avec le Président Sarkozy pour le convaincre et il donne le feu vert pour le « re-balancement ». Et là, à ma grande stupéfaction, rien ne se passe : Bercy ne bouge pas en dépit de mes relances. Or il y avait une date limite pour le « re-balancement » et elle approchait très vite !

Après avoir eu un feu vert oral du Directeur de cabinet du Ministre de l’économie, je décide d’aller à Rome rencontrer les dirigeants de Finmecannica et de négocier le rachat des 3 % par le CEA. C’est bouclé en une journée, prix conclu et confirmé par une lettre dès le retour à Paris. Le CEA était détenteur à l’époque de 85 % des actions d’Areva et avait donc les moyens financiers pour mener une telle opération.

Inutile de dire la « bronca » lorsque cette opération a été connue en France ; le Directeur de cabinet « oubliant » m’avoir donné un feu vert oral, le Trésor et l’APE affirmant que j’avais acheté bien trop cher, outrepassé mes pouvoirs, etc. Il n’empêche que l’affaire était faite, que le rééquilibrage s’est effectué et que STM vit toujours sur cette base. Pour être totalement objectif, la base de prix était plus élevée que la valeur « réelle » de la société, mais il fallait en passer par là pour conclure. Seule touche de consolation parmi les critiques de l’administration, celle du Secrétaire général adjoint de l’Elysée, auprès de qui je m’excusais pour ma démarche de hussard : « Monsieur Bugat, il ne faut pas regretter ce que l’on a fait – même maladroitement - pour l’intérêt public ! »

Deuxième souvenir : la vente du siège historique du CEA, rue de la Fédération

En arrivant à la tête du CEA début 2003, je découvre l’ampleur du défi financier : une sous couverture financière des programmes de 15 % sur les 10 années à venir, période que nous retenons pour établir le nouveau plan stratégique. A ceci s’ajoute un besoin de 280 M€ pour construire des installations de traitement des matières et déchets nucléaires, l’Autorité de Sûreté ne permettant plus la prolongation d’exploitation des anciennes encore en service. On prépare pendant toute l’année les décisions permettant de rentrer dans l’épure ; elles sont validées par un Comité à l’Energie Atomique en fin 2003. Parmi celles-ci figure une décision emblématique : la vente du siège historique de la rue de la Fédération et le déplacement du Siège à Saclay dans un nouveau bâtiment.

Gain attendu de l’opération : 80 M€ qui constitueront l’ultime cavalier pour le financement des stations de traitement de déchets.

En avril 2004 un protocole de vente est signé avec un groupe immobilier. En Juillet 2006 nous inaugurons avec les 4 ministres de tutelle le nouveau siège de Saclay et signons le nouveau contrat de plan Etat – CEA !

Une fois décidée cette opération a été rondement menée grâce à l’efficacité de tous mes collaborateurs. Mais quelle oppositions n’ai-je pas rencontrées lorsque je l’ai envisagée : les anciens du CEA, les syndicats, la plupart des membres de mon comité de Direction, les Directions fonctionnelles pour qui la grande banlieue c’était l’inconnu ! Notre influence allait disparaître car nous ne pourrions plus être présent autant qu’il faut dans les cabinets ministériels ; beaucoup de temps serait perdu dans les déplacements, je sacrifiais l’aura de l’organisme à de basses nécessités économiques, etc.

J’ai tenu bon, malgré les fortes réticences autour de moi, convaincu et faisant valoir que c‘était une bonne chose pour la Direction générale d’un établissement public de recherche d’être parmi ses chercheurs et que le Plateau de Saclay était promis à un grand avenir, ce qui s’est confirmé.

Troisième souvenir, le plus ancien :

1988, Mururoa

Beaucoup de mouvements sociaux cette année là en métropole et – par contagion - en Polynésie Française, y compris les personnels polynésiens du CEA sur le site de Mururoa. Négociations bloquées par Paris, on ne lâche plus rien.

« Il me donne une heure pour tenter une ultime négociation »

Deux jours avant un tir, les personnels polynésiens - particulièrement remontés - occupent le restaurant du personnel CEA sur le site et ne veulent plus le libérer malgré nos objurgations ; j’étais adjoint au Directeur des essais, venu pour diriger deux essais et plus haut représentant CEA sur site. Au bout de quelques heures, le Général Directeur des Centres d’expérimentations nucléaires me dit « Monsieur Bugat, la situation est assimilable à de la rébellion sur un site militaire ; l’autorité militaire et l’Etat que je représente ne peuvent accepter cela ; je vais faire donner la Légion pour évacuer le restaurant quelles qu’en soient les conséquences ». Après discussion avec lui, j’obtiens qu’il me donne une heure pour tenter une ultime négociation. A l’époque il n’y avait pas de liaison téléphonique permanente ni a fortiori de mobile avec la métropole. Je suis donc seul face au problème, assisté de notre représentant permanent à Papeete.Nous décidons de proposer deux mesures complémentaires mineures aux personnels polynésiens et surtout de les abjurer de cesser leur mouvement pour éviter des conséquences très graves.Je monte sur une table du restaurant et leur parle - échanges oraux musclés - mais ils finissent par comprendre la gravité de leur situation et acceptent de cesser le mouvement. On signe sur place un protocole de sortie du conflit. L’heure a été bien utile, et la Légion n’a pas eu à intervenir !Décision prise « en aveugle » par rapport à la Direction des essais, de la DAM et du CEA à Paris : mais j’avais la chance d’être adjoint d’un Directeur des essais extraordinaire, notre camarade Jean De Laborderie trop tôt disparu, et je savais qu’il couvrirait mes décisions si l’urgence les nécessitait.De ces trois souvenirs, une conclusion commune. Le moment pour prendre la décision est au moins aussi important que la décision elle-même ; une fois qu’elle est prise, même « impopulaire », une mise en œuvre rapide en renforce la légitimité. 

 

Le nouveau siège de Saclay

 

Restaurant Tiaré Village pour le personnel du CEA et Entreprises sous traitantes... 4 Etoiles. 

 

    
Alain Bugat, ICA
Alain Bugat a été Directeur adjoint des essais nucléaires de 1984 à 1989 et Administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique de 2003 à 2009. Il fonde en 2009 NucAdvisor, société dédiée au conseil, à l’expertise et à l’assistance à maîtrise d’ouvrage pour les grands programmes nucléaires . Il a été élu président de l’Académie des technologies le 1er janvier 2015 pour un mandat de deux ans.
 

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