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Autonomous underwater vehicle
05 octobre 2015

ETRE DÉCIDEUR, C’EST SAVOIR DIRE NON

Le dirigeant passe son temps à valider les propositions de collaborateurs expérimentés et compétents. Au final, il ne sera jugé comme un bon décideur que pour les quelques cas de décisions où il aura su dire non, sortir des solutions proposées, rajouter de la contrainte.


La prise de décision est un acte non rationnel

Jeune ingénieur sortant d’école et arrivant à la DCN en 1987, je n’avais jamais réfléchi à la prise de décision. Seule certitude, elle est un acte rationnel : deux ou plusieurs choix ; les arguments en faveur du premier, ceux qui penchent en faveur du second et ainsi de suite ; on pèse le tout et le vainqueur l’emporte.

Après quelques mois, cette certitude a été sérieusement ébranlée : J’ai été confronté à une difficulté sur le projet qui m’avait été confié : le logiciel développé en cours de livraison par une SSII pour un coût de 15 MF est une usine à gaz au regard des fonctionnalités attendues. Sa mise au point prendra des mois voire des années alors que les bureaux d’études en ont besoin rapidement.

Je ne peux supporter d’entrer dans un processus dont l’issue est aussi aléatoire, pas plus que de mettre entre les mains des utilisateurs un logiciel qui va perturber les bureaux d’études dans le démarrage des études du PA CDG. A l’inverse, je ne peux arrêter le projet. J’imagine ainsi un développement à minima fait pendant l’été en interne pour 300 kF. Vu l’importance du sujet, me voici chez Jacques Grossi, alors directeur Adjoint de DCN Brest qui m’avait reçu à mon arrivée. Je rentrais donc dans son bureau pour la seconde fois. Je lui explique la situation et ma proposition. A ma grande surprise, il me donne carte blanche dans la foulée sans poser une question. Et me voici avec sur les bras un développement logiciel en 3 mois, à devoir expliquer aux équipes qu’elles n’ont plus de vacances et surtout à me demander comment on va y arriver. Au final, ça se passera plutôt bien.

Au sortir du bureau de Jacques Grossi, j’en sais un peu plus sur la prise de décision. Elle comporte une part non rationnelle.

D’une part, j’ai décidé de dire non au scénario qu’avaient écrit mes prédécesseurs parce qu’il m’amenait dans mes « impossibles » : impossible de bloquer les bureaux d’études, impossible de travailler des mois à mettre des emplâtres sur une jambe de bois.

D’autre part, j’ai réalisé que ma proposition entrait dans les possibles de Jacques Grossi. En entrant dans son bureau, je suis certain qu’il va refuser, convaincu qu’il ne peut jeter 15 MF à la poubelle et casser le contrat avec ce fournisseur.

La prise de décision est donc un acte non rationnel. Le décideur décide en fonction de ses possibles et ses impossibles. Nous sommes d’ailleurs quotidiennement confrontés à des situations où, à partir d’une même situation rationnellement présentée, des individus différents envisagent des décisions différentes. C’est ainsi que deux dirigeants successifs d’un même groupe peuvent faire avancer ce groupe différemment et donc sa performance si leur vision du monde, leurs possibles et impossibles sont différents. Le dirigeant d’entreprise par ses décisions successives modèle ainsi l’entreprise à l’image de son monde intérieur. L’accompagnement des jeunes créateurs d’entreprise au sein du Réseau Entreprendre est riche d’enseignements à ce sujet. Les créateurs sont accompagnés par un ancien pendant 3 ans. Beaucoup d’entre eux, anciens salariés, jugent le licenciement d’un collaborateur comme un acte négatif donc impossible. Tous ont dans les 3 ans l’expérience d’un recrutement malheureux. Inexpérimentés, ils laissent passer la période d’essai. Le licenciement est impossible donc ils font avec jusqu’à ce que la situation devienne intenable et menace la jeune entreprise, ou nuise gravement à son développement. Leur accompagnateur les guide alors pour mener à bien cette tâche. A l’issue, ils réalisent que très rapidement la situation s’améliore. Les fois suivantes, l’impossible étant devenu possible, les mêmes dirigeants prennent la décision de séparation dès que nécessaire.

Rajouter de l’incertitude pour que l’impossible devienne possible

Décider, c’est dire NON

L’exemple ci-dessus illustre que la voie facile consiste à conserver le collaborateur médiocre, voire à le récompenser même si ses résultats sont mauvais pour éviter une explication. La décision difficile est celle qui consiste à refuser la facilité, à affronter la réalité. Au final, le chef d’entreprise considéré comme un décideur est celui qui sait dire non, refuser les scénarios proposés, rajouter de la contrainte, donc de l’incertitude.

Précisons au passage que le premier rôle du chef d’entreprise est de s’entourer de collaborateurs compétents et expérimentés, de les écouter, de suivre leur avis et les encourager à prendre des initiatives. Dire non ne devrait donc concerner qu’un très petit nombre de décisions…

Dire non, c’est aussi exprimer sa liberté de refuser. Au sein d’ECA, la direction générale est le client des développements sur fonds propres. En 2014, les équipes m’ont présenté les avant-projets du nouvel AUV (Autonomous Underwater Vehicle) A18. Elles ont passé des semaines à rechercher la meilleure configuration possible, très modulaire malgré un haut niveau d’intégration. Malgré la forte pression des délais, (le projet avait pris 2 mois de retard), je l’ai refusée en fin de réunion car je ne pouvais accepter la masse un peu élevée du robot qu’on m’expliquait ne pouvoir réduire encore. La masse est un élément marketing primordial pour les AUV. L’équipe qui travaillait sur le sujet est une des plus compétentes au monde. Malgré cela, j’ai usé de ma liberté de dire non, de remettre de l’incertitude et de la contrainte dans la pré-étude. Au final, deux réunions plus tard, j’ai été convaincu par la nouvelle version toujours modulaire et d’une masse réduite. Les réactions de notre client de lancement début 2015 me convainquent que ce produit sera bien né et nous sommes tous très fiers du A18. Accepter cet avant-projet pour tenir les délais, par facilité, aurait été une erreur. Il m’était impossible de le laisser passer compte tenu de l’enjeu marketing et j’ai dit non.

Autonomous underwater vehicle pour des missions de recherche et de sauvetage jusqu’à - 3000 mètres.

Dans quelques rares cas, le décideur refuse donc une situation établie, un projet. Il ajoute de l’incertitude. Il exprime sa liberté et oriente l’entreprise en fonction de son monde personnel. L’incertitude est donc indissociable de ces décisions. Il ne sait pas en prévoir toutes les conséquences.

L’attitude du décideur est primordiale avant, pendant et après la décision

Avant la décision, le décideur doit faire preuve d’ouverture dans la phase de prise d’information, d’écoute, de renseignement. Son ouverture au monde, sa confiance envers ses collaborateurs devient évidente au fil des décisions où il fait confiance aux propositions de ses collaborateurs se contentant de contribuer à leur amélioration, usant de ses compétences et expériences.

Ce faisant, il s’ouvre la possibilité d’en refuser parmi celles qui ont le plus grand impact sur le devenir de l’entreprise. De surcroît, à chaque refus d’une proposition de décision, le décideur doit convaincre de la justesse de son choix et fournir des arguments qui rationalisent une décision non rationnelle. Ainsi, les collaborateurs comprennent le sens de la décision et se l’approprient.

Par ailleurs, le décideur doit rester modeste, conscient de l’incertitude quant aux conséquences. Plus il aura été modeste et pondéré dans la communication et l’application de sa décision, plus il lui sera facile d’en changer sans perdre la face si faire différemment devenait nécessaire à l’avenir.

Enfin, la décision est toujours bonne au moment où elle est prise. En effet, elle tient compte de tous les éléments en possession du décideur sur le moment et elle est conforme à son monde intérieur. Mais, les évènements postérieurs à la décision peuvent très vite rendre cette même décision inappropriée. Le décideur doit faire preuve de beaucoup d’ouverture d’esprit, être informé des évolutions du monde pour adapter ses décisions au fil des événements.

En résumé, le bon chef d’entreprise du point de vue de la prise de décision est, à mon sens, une personne qui sait prendre des décisions difficiles, dire non, quand il le faut. Son monde intérieur, ses possibles et impossibles sont en accord avec les valeurs et la vocation de l’entreprise. Il sait rester modeste, est connecté au monde et sait revenir sur ses décisions.

Si l’apprentissage de la prise de décision est progressif et le fruit de l’expérience, il peut être accéléré avec un bon accompagnement du chef d’entreprise. C’est le sens de mon engagement dans le Réseau Entreprendre.  

Réseau Entreprendre est une association française reconnue d’utilité publique fondée en 1986 par André Mulliez regroupant plusieurs milliers de chefs d’entreprise qui accompagnent bénévolement chaque année 500 nouveaux entrepreneurs et créateurs d’entreprises avec la ferme volonté de les accompagner et les aider dans leur réussites.

Cette aide aux entrepreneurs se décline sous plusieurs formes : un accompagnement par des chefs d’entreprises expérimentés, l’octroi de prêts d’honneur qui renforce la crédibilité de l’entreprise auprès des banquiers et d’autres investisseurs, un mentoring local au plus près de la PME ou startup avec de multiples implantations régionales et enfin des connexions aux réseaux locaux et au tissu entreprenarial.

 

 

    
Guénaël Guillerme, ICA
Diplômé Ensieta 1986, ICG 1993. Début de carrière à DCN en 1987 : 4 ans au service informatique de DCN Brest puis 7 ans à DCN Toulon. En 1997, il débute chez ECA comme directeur général, fonction qu’il occupe toujours hormis une parenthèse de 2008 à 2013 où il s’est consacré à des entreprises Web. Membre du Réseau Entreprendre depuis 2003. Ancien président du Réseau Entreprendre PACA de 2011 à 2013.
 

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